19 avril 2023

Volcan Shiveluch : séquence paroxysmale du 11 avril 2023, décryptage (mis à jour)

Le 11 avril d’impressionnantes images montrant une immense colonne de cendres ont commencé à circuler sur le réseaux sociaux. Mais si l'"instant" est la temporalité des réseaux sociaux, le "temps plus long" est nécessaire pour accumuler des informations, des observations (plus globalement ce que l'on appelle "données") pour essayer de comprendre ce qui s'est passé. Quels que soient les événements, quelles que soient leur(s) cause(s), je vais commencer par un élément de contexte, histoire d'éliminer une erreur systématiquement commise dans les articles/infos qui me sont passés sous les yeux : non l'éruption n'a pas commencé le 11 avril.

Cela fait maintenant de nombreux mois (depuis juillet 2022 pour être précis) qu'une activité éruptive a débuté au volcan Shiveluch*. Et comme toutes les éruptions connues sur ce système volcanique, c'est un magma visqueux qui a fait éruption. Depuis juillet dernier cette activité a été essentiellement extrusive: l'éruption du magma visqueux s'est faite de manière globalement calme, activité explosive modeste et surtout formation d'un dôme par dessus le dôme de la phase éruptive précédente (qui s'était étalée de 2018 à 2021). La construction de ce nouveau dôme était la source de nombreuses avalanches de blocs et parfois d'écoulements pyroclastiques d'ampleur modérée, ces phénomènes étant alors causés par l’effritement de la croûte solidifiée du dôme. Et cette activité semblait globalement stable, certes impressionnante mais quand même monotone, depuis plus de 8 mois. Le 11 avril ce n'est pas l'éruption qui a eu lieu mais une phase paroxysmale de l'éruption débutée en juillet 2022 qui a eu lieu . Et pour essayer de comprendre ce qui s'est passé il est important de garder cet élément de contexte dans un coin de la mémoire.

Il n'en reste pas moins que les images qui ont débarqué le 11 avril étaient absolument spectaculaires et je suis persuadé que tous les volcanophiles sont restés, comme moi, bouche bée.


Les premiers éléments disponibles, en particulier les données satellites, ont permis aux spécialistes d'estimer l'altitude maximale atteinte par le panache à plus de 16 km, peut-être pas loin des 20 km ce qui en fait une très grosse colonne de cendres. Par ailleurs ces données satellites ont aussi permis de donner le "top départ" de cette séquence phénoménale : les premières traces de cendres dans l'atmosphère sont détectées le 10 avril vers 13h30 TU (en pleine nuit le 11 avril vers 01h30 heure locale donc). Je reviendrais plus précisément sur ce qu'indiquent les images satellites un peu plus loin dans le post mais voilà déjà ce que raconte le satellite Himawari 8.


Sur ces images on voit les deux panaches de cendres se former et successivement s'écraser sur la tropopause. Image  : Himawari 8

 

C'est au cours de cette séquence que les webcams montrent une teinte orange-brun due à la forte charge en cendres dans l'atmosphère, le panache passant quasiment au-dessus de la ville de Klyuchi où on relèvera, une fois le calme revenu, plus de 8 cm d'épaisseur de dépôts (la ville est à environ 50 km de l'édifice)

Ambiance colorée à cause du panache de cendres qui passe au-dessus de Klyuchi, où se trouve cette webcam. Image: IVS-KVERT

Ce sont les chutes de cendres dues à ce panache qu'on pouvait voir passer sur la webcam qui surveille Klyuchevskoy, Kamen et Bezymianny depuis le sud, webcam située à environ 100 km du Shiveluch.

Les cendres arrivent du Shiveluch et passent à l'ouest du groupe Klyuchevskoy-Kamen-Bezymianny. Image : KIB-GS-RAS


Puis tout au long de la journée du 11 avril (j’entends "journée" comme "de minuit à minuit en heures TU" et non dans le sens habituel "de minuit à minuit en heure locale") les images montrent un volumineux panache de cendres alimenté en permanence, indiquant une activité explosive continue et intense au niveau de la zone éruptive. Activité qui était toujours en cours lorsqu'enfin le 12 avril les webcams et le satellite SENTINEL 2 ont pu montrer quelques images moins chargées de nuages.

La colonne éruptive le 12 avril, entre les nuages résiduels. Image: IVS-KVERT

Fortes émissions de cendres toujours en cours le 12 avril. Image  : SENTINEL 2 - ESA/Copernicus

L'un des événements les plus spectaculaires, en plus du panache, est la mise en place d'un écoulement pyroclastique très important (il y en a probablement eu plusieurs). Le jour était déjà levé : la séquence a donc été prise à le 11 avril, très vraisemblablement le matin (difficile d'être sûr). Les volcanologues de l'IVS-FEB-RAS se sont rendus sur place : le front de cet écoulement est à environ 19 km de la zone éruptive en direction du sud-est, une distance pas fréquemment parcourue par des écoulements, d'autant plus que sur ces 19 km une bonne partie se fait sur un terrain en pente faible. Cela suggère que la dynamique d'écoulement a été entretenue pendant sa mise en place.


Impressionnant écoulement pyroclastique au cours de la phase paroxysmale. Image : assemblage de 5 extraits d'une vidéo, auteur inconnu, via twitter

Reste maintenant à décortiquer cette phase paroxysmale autant que faire se peux car malheureusement l'essentiel s'est déroulé dans une importante couche nuageuse : pas d'images directes de l'événement, et les images que l'on a pu voir sont relativement incomplètes (il manque souvent la localisation d'où la prise de vue est faite, par exemple, ainsi que l'heure ce qui rend une reconstruction chronologique fine plus ardue).

Et pour commencer à voir quelque chose il faut pouvoir faire une comparaison de l'état de la structure avant et après la séquence paroxysmale. Cela n'a été possible qu'à partir du 15 avril lorsque la couche de nuages s'est suffisamment disloquée pour permettre de voir l'édifice. Le résultat est stupéfiant : la grande majorité du complexe de dômes** progressivement accumulés et partiellement détruits phases éruptives après phases éruptives* depuis les début des années 80 a disparu. 

Petit aparte

Je tiens à préciser que c'est un complexe de dômes (une structure polygénique dans le jargon) et non un dôme de lave (structure monogénique) qui a disparu : cela change tout car dans le dépôt on devrait, par exemple, trouver un mélange de fragments des dômes édifiés au cours des années 80-90-2000, et très altérés par le passage permanent des gaz acides, en plus des fragments de lave "fraîche". Ce qui ne ressemblerais pas à un dépôt de composition plus homogène issu de la destruction d'un structure monogénique. Par ailleurs les caractéristiques mécaniques d'une structure poylgénique sont probablement différentes de celles d'une structure monogénique ce qui a pu jouer un  rôle non négligeable dans le déclenchement et/ou le déroulement de la séquence paroxysmale. 

Petit aparte terminé 

 

Début avril le complexe de dômes est vraiment volumineux (pointillés verts). Après la phase paroxysmale du 11 avril il ne reste presque plus rien (ligne rouge). Images : IVS-FEB-RAS

 

L'événement est d'une ampleur exceptionnelle, non pas parce que ça ne s'est jamais produit (il y a eu au moins aussi important sinon pire dans un passé pas si lointain, en particulier en 1964 par exemple) mais parce que la récurrence moyenne d'une tel événement est de l'ordre de quelques décennies. La structure de la cicatrice laissée par le paroxysme est interessante car elle est éventrée en direction du sud-sud-est. Le cratère, dont il va falloir préciser la nature, est large d'environ 1000 m. La zone principalement impactée par le paroxysme avoisine les 100 km² : ce chiffre ne prend pas en compte les chutes de cendres qui ont laissé des traces sur la neige sur une surface d'au moins 25 000 km² (~10% de la surface de la péninsule du Kamchatka).

Commençons donc pas reprendre la chronologie des principaux événements. 

1-L'activité commence par une injection de cendres assez importante dans l'atmosphère à partir de 13h10 TU jusqu'à ~14h15 TU le 10 avril (il fait nuit au Kamchatka). Un second panache d'une ampleur similaire au premier se met en place de 15h30 TU à 16h30 TU le 10 avril (il fait toujours nuit au Kamchatka). À partir de 17h00 TU (la nuit règne toujours) un troisième panache commence à se mettre en place et sa taille est nettement supérieure aux 2 précédents : c'est le pic de la séquence paroxysmale. L'aube a commencé à poindre à partir de 18h00 TU et le jour se lève alors que ce panache continue de s'étendre. On commence à constater sa dispersion à partir de 20h30-21h00 TU le 10 avril : le jour est alors pleinement levé.

2- lorsque la photo de l'écoulement pyroclastique long de 19 km arrive il fait déjà jour et on voit nettement une imposante colonne de cendres : on est donc là en plein dans le moment de formation du troisième et principal panache, au pic du paroxysme. Voilà notre écoulement calé dans la séquence.

Tentons de regarder cet écoulement de plus près. La localisation n'a pas été simple mais une image radar du satellite SENTINEL 1 faite le 13 avril permet de localiser le dépôt en direction du sud-sud-est : le front principal semble s'être arrêté à environ 2700 m de la route fédérale reliant Klyuchi à Ust-Kamchatsk.

Image radar permettant de localiser la zone principalement impactée par la phase paroxysmale, avec l'écoulement pyroclastique principal. Image : SENTINEL 1 - ESA/Copernicus

 

Il est intéressant de constater que la zone impactée par la phase paroxysmale est largement en éventail, c'est à dire que rien ne l'a canalisé, mais que l'écoulement pyroclastique filmé le 11 avril semble , quand à lui, bien canalisé. Cela suggère qu'il s'agit d'un écoulement assez dense et qu'il s'est probablement propagé à faible vitesse. La vidéo d'où est extrait le photomontage que je vous ais préparé plus haut ne montre malheureusement cet écoulement que lorsqu'il arrive à son terme, sa vitesse est alors quasiment nulle.

Une équipe de volcanologues Russes s'est rendue sur place et a tenté de s'approcher du front mais les conditions étaient assez compliquée, la couche de cendres recouvrant une belle épaisseur de neige les volcanologues ont dû marcher dans une boue dense et très collante. Ils décrivent la rivière qu'a suivi l'écoulement comme étant chaude à très chaude :  la cendre transportée était à haute voire très haute température.

La volcanologie est aussi une science de terrain (et c'est l'avantage des Sciences Naturelles en générale). Image : Alexei Demyanchuk

 

Ils indiquent aussi dans leurs observations préliminaires, que le dépôt, au niveau de son front, est constitué de particules très fines : le dépôt ne contient presque aucun gros fragments. 

Arbres couchés par l'écoulement dans la zone du front. Image : Alexei Demyanchuk

 
La partie la plus distale de l'écoulement pyroclastique. On peut noter la morphologie digitée ("en forme de doigts") du dépôt à cet endroit, qui était aussi visible sur l'image radar plus haut. Image : Alexei Demyanchuk

 

Pour autant beaucoup d'arbres sont couchés  sur le passage de l'écoulement et ils ont trouvé quelques blocs relativement gros coincés assez haut dans des branches d'arbres encore debout. Malgré la vitesse potentielle réduite de l'écoulement quelques fragments de grosse taille étaient encore en suspension peu avant qu'il ne s'arrête.

Quelques blocs perchés dans des arbres tués par l'écoulement. Image : Alexei Demyanchuk
 

Il sera intéressant de savoir si ces gros blocs sont des éléments juvéniles (ils pourraient être ponceux et leur faible densité pourrait expliquer leur maintient en suspension) ou si au contraire il s'agit d'éléments denses, soit arrachés au substrat par l'écoulement soit des bouts de dômes anciens par exemple.

On peut noter aussi grâces aux images de l'équipe de volcanologues Russes que le dépôt de cendres à une couleur un peu ocre : cette teinte n'est pas habituelle pour un dépôt de cendres fraîche et il n'est pas impossible qu'il s'agisse d'un mélange de cendres de lave fraîche et de cendres de laves altérées. Seuls des résultats, même préliminaires, d'analyses permettraient d'en savoir plus. Je suppose (ce qui signifie qu'en fais j'en sais rien) que les volcanologues n'ont pu accéder qu'à la partie distale du dépôt d'écoulement pyroclastique, déjà) pas simple d'accès vues les conditions, mais par chance à seulement quelques centaines de mètres de la route. Il faudra donc d'autres sources de données pour avoir une vue globale sur les dépôts de cette éruption et en aprticulier l'extension des dépôts de coulées de boue (lahars) qui n'aurons pas manqué de se former pendant et après la séquence.


Suite à cette séquence paroxysmale intense [qui semble avoir libéré environ 0.2 terragrammes de SO2, soit 200 000 tonnes, soit environ 1/3 de la quantité émise par la séquence d'explosions à l'HungaTonga Hunga Haapai entre décembre 2021 et janvier 2022, ou alors une quantité équivalente à celle émise par le paroxysme au Kelut en 2014, mais 10 fois moins que l'éruption à Holuhraun (Islande) en 2014-2015, NDLR], l'activité s'est poursuivie sous la forme d'une émission de cendres abondante mais continue formant un panache à plus faible altitude que le panache du paroxysme. Il n'y a eu aucune interruption entre la phase paroxysmale et cette séquence d'émission continue de cendres.

Le 12 avril une activité explosive un peu plus discontinue produisait toujours un panache encore bien chargé en cendres. Image : IVS-FEB-RAS

 
Le 12 avril l'activité produisait toujours un panache toujours bien chargé en cendres. Image : SENTINEL 2 - ESA/Copernicus

Les émissions de cendres étaient encore relativement abondantes le 15 avril même si le panache était déjà bien moins chargé en cendres. Notez la forme du signal thermique, circulaire. Image : LANDSAT 8/9 - NASA/USGS

 

Puis, les heures passant, l'intensité de cette phase continue n'a cessé de progressivement décliner et lorsque les nuages s'écartent un peu (et temporairement malheureusement) au matin du 17 avril il semble que l'activité explosive ait totalement cessé et que seul un important dégazage persiste.

Le calme semble revenu lorsque la scène se dégage momentanément le 17 avril. Image : IVS-FEB-RAS


Maintenant tentons de raisonner un peu sur ces événements. Grosso modo on peut avoir deux scenarii de base pour expliquer cette phase paroxysmale:

1- un scénario "cause profonde": une violente activité explosive a démarré générant une première explosion (premier panache) suivi d'une seconde (second panache) et enfin la troisième et principale explosion (panache principal). Pour expliquer la survenue d'une telle séquence explosive au bout de 8 mois d'éruption continue et assez soutenue mais essentiellement extrusive dans ce scénario il faut impliquer l'arrivée d'un magma  très riche en gaz, condition essentielle à l'explosivité. Pour le dire autrement : dans ce scénario la destruction du complexe de dômes est la conséquence de l'activité explosive.

À priori (et il faut toujours se méfier des à priori) cette arrivée de magma très riche en gaz pourrait avoir laissé un signal géophysique précurseur : soit une activité sismique en profondeur signalant la mise sous pression des roches que le magma a traversé, soit une déformation de type inflation  (un "gonflement") de la surface, détectable via du matériel installé dans le secteur ou via des données satellites radar. Pour le moment je n'ai pas vu passer ce type de données, ce qui ne signifie pas qu'elles n'existent pas, mais qu'il faudra probablement du temps pour que les spécialistes les analyses et rendent leurs conclusions.  

Si ce scénario devait être le bon on pourrait écrire "l'explosion a détruit le complexe de dômes" ou "le complexe de dômes a été pulvérisé par l'explosion" etc.

Une variante du scénario 1 : l'arrivée d'un nouveau magma déstabilise le complexes de dômes qui se déforme, connait une phase d'effondrements (panaches 1 et 2) qui, par rétroaction accélère la dépressurisation de la colonne de magma neuf générant la phase paroxysmale qui, au passage, finit de détruire les restes du complexe de dômes.

2- un scénario "cause superficielle" : le complexe de dômes s'est effondré, au moins partiellement, générant une brusque dépressurisation, entrainant la phase explosive violente à l'origine des panaches de cendres. Pour le dire autrement : la destruction du complexe de dômes est la cause de l'activité explosive. Et dans ce cas l'alimentation en magma est restée aussi stable qu'au cours des 8 mois précédents et on ne devrais pas ou peu (à priori, et il faut se méfier etc etc) détecter de signal géophysique précurseur en profondeur. Si ce scénario est le bon on pourrait alors écrire : "la destruction du complexe de dômes a engendré la violente activité explosive" ou tout autre variante.

Voyez que les deux scenarii sont fondamentalement dissemblables. Or la compréhension de la situation, qui est essentielle dans une idée d'anticipation de futures crises et de préparation des populations, dépend des informations et données qui ont été récoltées. Et le fait que tout le démarrage de cette séquence se soit produit de nuit et dans les nuages ne va pas aider à y voir clair.


Sur la base des quelques éléments que j'ai partagé avec vous dans ce post, et en attente d'autres éléments plus concrets, j'avoue que je suis plutôt attiré vers le scénario 2, éventuellement la variante du scénario 1. C'est à dire qu'il me semble que l'effondrement du complexe de dômes est, dans toute cette séquence, un événement central, pour ne pas dire initiateur.

Je vous propose donc une explication globalement vraisemblable pour la séquence du 11 avril, en commençant par un élément de contexte plus large encore que celui donné au début de ce post.

Depuis les années 80 des phases d'extrusion s'enchaînent et accumulent dômes sur dômes. Il y a eu à plusieurs reprises pendant ces 4 décennies des périodes où le complexe de dômes en construction a connu des phases de déstabilisation/destruction partielle mais globalement c'est l'accumulation des dômes qui l'a emporté et le complexe n'a cessé de gagner en volume, en hauteur. Or il s'agit d'une structure bourrée de fragilités, ne serait-ce que les zones de contact entre les cicatrices d'effondrement/ d'avalanches entaillant les dômes plus anciens et les dômes plus récents qui les ont recouvert. De plus certaines fragilités mécaniques sont induites lorsqu'une séquence extrusive débute : le magma visqueux a dû, avant de sortir à la surface, traverser le complexe de dômes et de facto le mettre en tension : il doit forcément y avoir de la fracturation, des circulations de fluides à haute température et très acides et donc de l'altération (qui diminue la résistance mécanique).

Croissance progressive du complexe de dômes de 1980 à 2021. Images : GVP et webcam IVS-FEB-RAS

 

Bref, tout ça pour dire que le complexe de dômes n'est pas une structure stable par essence et que, par ailleurs, plus les dômes s'accumulent plus la charge qui s'exerce sur la structure tout entière augmente. Tout est donc réunit pour produire un effondrement de grande ampleur. J'évoquais cette possibilité dans un post en mars 2019.

Depuis juillet 2022 une nouvelle activité extrusive globalement stable était en cours et avec un débit plutôt important pour une extrusion. Le dégazage puissant qui accompagnait cette extrusion suggère qu'elle se faisait en conduit ouvert (l'évacuation du gaz ne semblait pas poser de problèmes) et son débit assez important (croissance du dôme soutenue, marquée par des avalanches de blocs abondantes) permet de fortement supposer que le magma en cours d'extrusion était un magma déjà riche en gaz.

Le bulletin du Global Volcanism Program du 05 au 11 avril fait état de modifications décrites par le KVERT comme une "hausse de l'activité" (entendre par là une hausse de la phénoménologie observable car seule l'incandescence et les avalanches sont décrites, pas les paramètres géophysiques) à partir du 28 mars. Le bulletin mentionne en particulier une incandescence permanente au sommet du dôme [celui en construction depuis juillet 2022, NDLR] et un activité extrusive qui s'est déplacée depuis un évent situé à l'est vers une nouvelle zone au nord-est. Ces modifications pourraient résulter de modifications morphologiques du complexe de dômes : avant de céder la structure se déforme. 

Donc il est envisageable que le 10 avril à 13h10 TU le premier panache de cendres soit le résultat d'une première salve d'effondrement du complexe de dômes suivi peu après d'une seconde salve de déstabilisation à l'origine du second panache. Le troisième panache, vu ses dimensions et la vitesse de son extension contre la tropopause est visiblement alimenté de manière nettement plus soutenu et correspond vraisemblablement à la mise en place de l'imposante colonne éruptive verticale qui, le matin venu, donnait les images spectaculaires que l'on a vues et les chutes de cendres abondantes recensées au matin.

Nouvel aparté

Lorsqu'une boisson gazeuse est fermée il y a un écart de pression entre l’intérieur et l'extérieur mais si on ne touche rien il y a un équilibre maintenu parce que les caractéristiques mécaniques de la bouteille et du bouchon le permettent en contrant la dilatation de la boisson. Faites un tout petit trou dans le bouchon et vous rompez l'équilibre initial : une fuite débute. Son débit va se stabiliser assez rapidement et rester globalement stable : un nouvel état d'équilibre s'installe, même si il n'est que transitoire. Si, pendant cette phase vous sabrez la bouteille vous rompez ce nouvel équilibre et dépressurisez brusquement le reste de la boisson qui sort sous la forme d'une fontaine à très haut débit mais de très courte durée.

Fin du nouvel aparté

On peut supposer pour les événements du 11 avril un principe similaire (mais en nettement moins simple) la "fuite de boisson" étant l'extrusion débutée depuis 8 mois  et le "bouchon" étant le complexe de dômes.

Si le complexe de dômes est devenu, de par sa croissance depuis les années 80, une structure trop instable l'extrusion qui a commencé en juillet 2022 aura pu:

-> rajouter trop de charge, provoquant l'effondrement (panache 1 et 2) qui aurait alors induit

->  une brusque dépressurisation de la partie supérieure de la colonne de magma (située juste sous le complexe)

-> cette dépressurisation provoquant la pulvérisation de cette zone alors éjectée à haute vitesse et très haut débit dans l’atmosphère (formation du troisième panache). Dans cette phase les éventuels restes du complexe de dômes qui ne s'étaient pas effondrés ont pu être pulvérisés par la dépressurisation et leurs restes sous forme de cendres altérées mélangés aux cendres fraîches, le tout constituant la colonne de cendres. Cela a pu participer à donner la teinte ocre aux images webcam et aux dépôts

-> La dépressurisation se propage dans le reste de la colonne de magma ce qui entretient la colonne de cendres pendant plusieurs dizaines d'heures (phase d'émission de cendres continue). Mais comme le système tend vers un nouvel état d'équilibre des pressions, l'émission de cendres s’atténue progressivement : le 15 avril le panache est déjà moins chargé en cendres, le 17 le calme semble déjà revenu.

J'ai vu passer sur les réseaux sociaux l'idée d'une explosion latérale de type "blast". Moi je dis "pourquoi pas" mais je ne me risquerais pas à dire que çà s'est produit : il faut une analyse des dépôts pour arriver à une telle conclusion. Par ailleurs si l'idée de blast (explosion latérale) a été émise, je ne l'ai jamais vue argumentée.  La seule morphologie en fer à cheval du nouveau cratère n'est pas suffisante pour comparer avec ce qui fut décrit au mont Saint Helens en 1980. L'analyse de la morphologie de ce nouveau cratère révèlera probablement le caractère composite de sa formation : effondrement latéral du complexe de dômes pour expliquer la zone en fer à cheval (avec ou sans blast : qui vivra verra) et activité explosive verticale pour sa partie plus circulaire due à la décompression de la colonne de magma.

L'une des questions qui, pour le moment, n'a pas de réponse est celle de la suite des événements : est-ce que l'extrusion se poursuit? Est-elle en pause? Ou est-ce que cette séquence paroxysmale a tellement dépressurisé le système que l'éruption débutée en juillet 2022 aura pris fin? Est-ce qu'on va avoir maintenant 20 ans de calme?? Le MIROVA a détecté quelques signaux thermiques assez forts mais la couverture nuageuse presque permanente ne permet pas de se faire une idée claire : cela peut-être un nouveau dôme en formation. Cela pourrait aussi expliquer la structure circulaire du signal thermique repéré sur l'image LANDSAT partagée plus haut.

Les signaux thermiques produits par l'activité depuis mai 2022 : on note bien la longue séquence produite par l'extrusion (formation de dôme) et le caractère plus disparate des signaux après le paroxysme même si ceux qui sont détectés restent forts. Image : MIROVA


Si je vois passer des informations permettant d'y voir plus claire, elles seront évidemment partagées, y compris si elles prouvent que tout ce que j'ai écrit au-dessus n'est qu'une divagation.


Mise à jour, 04 mai

Depuis la phase paroxysmale peu de jours ont été suffisamment dégagés de nuages pour se faire une idée plus précise. La situation s'est toutefois débloquée dans les derniers jours d'avril avec une météo plus clémente pour l'observation du massif. Alors que peut-on dire? Voici une liste de points.

1- Tout d'abord les images webcam permettent de constater qu'une zone à très haute température est toujours présente au niveau de l'évent actif. Elle est visible sur les webcams et sur les données satellites SENTINEL 2 et LANDSAT 8/9. Une image radar (SAR) de la société Capella Space réalisée le 17 avril et publiée le 20 avril suggère qu'un dôme était formé après le paroxysme.

Un dôme était visiblement présent dans le nouveau cratère laissé par le paroxysme. Image : Capella Space/GFZ/IPGP

 

La présence de ce dôme permet au moins d'expliquer la forme circulaire du signal thermique que j'avais relevée sur l'image SENTINEL2 du 15 avril (voir plus haut) : il s'agissait de la bordure sud du nouveau dôme. Toutefois il semble clair que l'essentiel de la formation de ce dôme a eu lieu peu après le paroxysme: le signal thermique repéré par webcam et satellite est stable et peu intense. Les images SENTINEL 2 montrent même une réduction des zones produisant ce signal thermique, ce qui peux s'expliquer si la formation du dôme a été rapide au début et de plus en plus faible. On peut parfois, sur les images de nuit des webcams, voir des "flashs" infrarouge qui pourraient être dues à de petits effondrements de la carapace du dôme (liée à au refroidissement de sa surface) suggérant que la croissance de ce dôme se poursuit avec un débit faible. Faible croissance que confirment les images radar SENTINEL 1 prisent le 19 avril et le 01 mai. Mais la rapide réduction du taux de croissance du dôme est plutôt cohérente avec l'extrusion d'un magma dégazé post-paroxysme, ce qui ne laisse en rien présager de la suite des événements : l'éruption peut s'arrêter tranquillement ou repartir de plus belle avec l'arrivée d'un magma plus riche en gaz.

Le nouveau dôme de lave en croissance. Images : SENTINEL 1/ESA -Copernicus

2- Une magnifique image SENTINEL 2 a pu être faite le 29 avril. Elle permet de montrer l'extension des dépôts principaux et proximaux (jusqu'à 20 km tout de même, mai hors chutes de cendres distales), dépôts qui semblent de différentes natures mais l’interprétation est complexe à partir d'images satellites.

Image composite montrant l'ensemble des dépôts proximaux laissés par le paroxysme. Image : SENTINEL 2 - ESA/Copernicus
 
Pour le moment les volcanologues de Klyuchi sont parvenus à décrire seulement les parties les plus distales de ces dépôts et pour eux il s'agit de dépôts d'écoulements pyroclastiques. Le fait qu'ils soient particulièrement canalisés suggère qu'il s'agissait (au moins dans leur partie la plus distale donc) d'écoulements denses et relativement peu mobiles. Il sera difficile d'avoir des images depuis le terrain des parties plus proches du dôme effondré : l'accès est d'une haute complexité et la portée et l'autonomie des drones n'est pas suffisante pour faire une véritable campagne de relevés par l'image.
On peut toutefois noter que la neige ne fond pas rapidement sur la partie amont de la zone de dépôts alors que leur partie avale est dépourvue de manteau neigeux ce qui suggère une différence de température de surface et interroge sur la nature des dépôts.

3- la situation a évolué à partir du 29 avril avec l'apparition, sur le versant ouest du nouveau Shiveluch (hors de la caldera d'avalanche de 1964), à plus de 5 km de distance de la zone éruptive, d'un important dégazage, sans signal thermique pour le moment. Une sismicité relativement élevée à été détectée dans ce secteur et pourrait être la conséquence d'une intrusion magmatique sous le versant ouest. Il ne peux donc pas être exclu pour le moment qu'une activité éruptive démarre dans ce secteur mais rien n'est certain.

Nouvelle zone de dégazage loin de la zone éruptive, hors de la caldera de 1964. Image : LANDSAT 8/9 - NASA/USGS


* j'ai conscience le GVP ne décrit qu’une seule éruption qui s'étire de 1999 à 2023 mais à y regarder de près il n'y a eu que très peu de pauses depuis....1984 (et elles n'ont jamais été très longues, la pause la plus longue ayant duré 2 ans) . La séquence précédente a eu lieu en 1964 soit une pause de 20 ans.

** "complexe" est un doux euphémisme : c'est un bazar sans nom!

Sources: KVERT; IVS-FEB-RAS; Alexei Demyanchuk ; Hilawari 8 ; SENTINEL 1&2 - ESA/Copernicus; LANDSAT 8/9 NASA/USGS ; Global Volcanism Program; auteur inconnu de la vidéo de l'écoulement pyroclastique (son nom sera ajouté dès que j'en aurais connaissance); The Telegraph/Youtube; MIROVA; Capella Space/GFZ/IPGP


7 commentaires:

  1. Salut CV !

    Merci pour toutes ces infos et hypothèses.

    À tout hasard, aurais-tu une idée de l'altitude atteinte par les panaches 1 et 2 ?

    Merci encore et bonne journée,

    Ludovic

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    1. Salut Ludovic! Le VAAC de Tokyo a publié à un bulletin à 13h49 TU, qui permet de supposer qu'il décrit le premier panache, pour un panache dont l'altitude est estimée à 52 000 pieds (16 km) et les bulletins suivants ne varient pas (entre 52 et 54 000 pieds). Je précise toutefois que le VAAC ne distingue pas les différents panaches (pas de bulletin émis pour l'émission de 15h30 TU par exemple).
      Bonne soire à toi aussi :)
      CV

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    2. J'ai longtemps cherché des estimations sur l'altitude, mais n'ai pas trouvé grand chose, mis à part les VAAC et les estimations du KVERT.

      Ce sont donc les images satellites qui t'ont permis de remarquer ces trois panaches et d'estimer que c'est le troisième le plus important !?

      Merci d'avance,

      Ludovic

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    3. Je soupçonne que le KVERT a utilisé les données publiées par le VAAC car il ne pouvait y avoir aucune estimation visuelle. Les images satellites sont assez claires sur le démarrage en 4 étapes : panaches 1, 2, 3 puis passage sans transition à une émission continue de cendres dans les jours qui ont suivi. On voit bien les têtes des panaches s'écraser sur la tropopause. Reste à identifier la cause de ces panaches. Pour ma part je me dit qu'une séquence d'effondrements peut expliquer ce caractère "en à-coups" mais cela peut-il expliquer l'altitude atteinte par les panaches? Je n'en sais rien. ... mais j'ai hâte d'en savoir plus . Il semble qu'un dôme soit présent dans le nouveau cratère mais j'attend d'avoir plus de détails pour valider ça et structurer une mise à jour. Si la présence du dôme se confirme j'ai déjà remarqué un détail intéressant en tout cas.
      Bonne soirée
      CV

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    4. Merci pour ta réponse.

      Depuis plusieurs semaines, le KVERT évoquait des panaches de cendres liés aux écoulements pyroclastiques empoussiérant le secteur, mais ils étaient vraiment très modestes (2000 m max au-dessus du complexe de dômes, donc 4500 m d'altitude maximum) ! L'activité d'effondrement se serait autant intensifiée avant le paroxysme pour produire des panaches de cendres de grande ampleur ? Surtout que, comme tu l'as expliqué, une nouvelle zone d'extrusion avait été remarquée...

      Pour ce qui est du dôme dans le cratère actuel, ça semble se confirmer oui, ce qui serait assez logique. En tout cas, j'ai estimé la zone active s'est abaissé d'au moins 500 m : c'est vraiment incroyable !

      Bonne journée,

      Ludovic

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  2. Bonjour,

    Merci pour cette analyse très intéressante. Cet épisode me questionne sur les conditions nécessaires / suffisantes à la construction sur le (très) long terme d'un (beau) strato-volcan type Mayon ou Klyuchevskoy. Y a-t-il des papiers / études sur le sujet?

    Une condition pas forcément nécessaire mais en tout cas favorable me paraît être l'absence d'injection soudaine de magma dans les derniers km du conduit, et de même l'absence de débit trop en important à l'extrusion. Il vaut mieux j'imagine un apport continu et relativement faible?

    Quid du type de magma/lave? A l'évidence s'il est trop fluide on aura un édifice de type bouclier, mais s'il est trop visqueux le dôme de lave se construira trop verticalement pour générer des formations stables. Et son effondrement déposera des matériaux trop peu indurés sur les pentes, qui favoriseront la déstabilisations des couches supérieures, déposées par la suite.

    Le style éruptif doit aussi jouer. Vaut-il mieux un magma "raisonnablement" visqueux avec des épisodes extrusifs qui vont former des coulées de laves / dômes/coulées assez indurés pour supporter les matériaux déposés plus tard, dans te style actuel du Santiaguito? Ou faut-il plutôt avoir un magma plus fluide avec une activité strombolienne assez soutenue, l'édifice se construisant par accumulation des scories qui se soudent les unes aux autres, dans le style du Fuego?

    Il faut peut-être aussi une variation des styles éruptifs / viscosité de la lave dans le temps?

    La morphologie du terrain doit aussi jouer un rôle important, un édifice formé sur un terrain "plat" sera sans doute plus stable qu'un édifice se construisant dans une pente (par exemple dans une ancienne cicatrice de déstabilisation, comme pour la Soufrière de Guadeloupe).

    Bref, beaucoup d'interrogations / remarques que je me permets de partager ici.

    Encore merci pour la qualité de votre travail.

    Bien cordialement,

    Marc P

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    1. À propos de la morphologie des volcans en fonction de la viscosité de leurs magmas, vous pouvez lire (en anglais) cet intéressant article de Volcano Cafe : https://www.volcanocafe.org/nyiragongo-and-its-ultra-alkaline-magma-part-ii/ (en particulier la dernière section, "Steep slopes despite very fluid lavas. How Nyiragongo got it shape"). Il explique comment un volcan comme le Nyiragongo (et quelques autres similaires dans le monde) peut avoir de fortes pentes en dépit de laves ultra-fluides.

      En résumé, le Nyiragongo est avant tout un cône de téphras, bâti par d'intenses épisodes de fontaines de lave. On peut aujourd'hui voir ces accumulations de téphras dans les murs de la caldeira. Occasionnellement, des débordements de lave ont "drapé" ces téphras ; ces matériaux habituellement meubles ont alors été préservés de l'érosion par les coulées indurées.

      On peut ainsi obtenir ce paradoxe : un volcan aux laves très fluides mais au profil topographique très pentu !

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