17 décembre 2020

Éruptions de magmas ultravisqueux : l'activité explosive peut être à l'origine des coulées visqueuses

Lors d'une éruption volcanique, grosso modo, il y a deux situations qui peuvent se produire, simultanément ou non, pour le magma : il peut sortir fragmenté par la formation de bulles de gaz et on parle alors d'activité explosive, et/ou il peut sortir non fragmenté (peu ou pas de bulles de gaz), sous la forme d'une masse continue (coulée de lave ou dôme) et on parle alors d'activité effusive (et même plutôt extrusive dans le cas de la formation du dôme, en l'occurence).

Généralement ces deux situations sont les deux conséquences distinctes d'une même cause : l'émission de magma à haute pression à la surface de la Terre. Mais il est plus rare que l'une des situations soit la cause de l'autre, même si ça arrive. Par exemple lors des éruptions de magmas fluides : les fragments mous, appelés "spatters", produits par les fontaines de lave (activité explosive) peuvent s'agglutiner sur le sol en une masse qui peut se mettre à couler. On parle alors de "coulée rhéomorphique" (spatter-fed lava flow pour les anglo-saxons), qui est une forme de coulée de lave secondaire. Cette coulée secondaire est donc due au dépôt des fragments sur le sol, et donc une conséquence de l'activité explosive.

À l'inverse la formation d'une coulée de lave peut conduire à une activité explosive secondaire si, par exemple, elle vient à se fragmenter brusquement dans une pente. La faible pression résiduelle, présente dans une partie des pores fermés de la coulée, est alors brusquement libérée, augmentant la fragmentation de la coulée. Cela peut donner lieu à des écoulements pyroclastiques.

Mais ces deux exemples parlent d'éruptions de magmas fluides. Qu'en est-il lors des éruptions de magmas ultravisqueux?

Globalement les éruptions de magmas ultravisqueux concernent surtout les éruptions de rhyolite, le magma le plus visqueux connu à ce jour sur Terre. Et ces éruptions se déroulent globalement en trois phases:

- un démarrage souvent violemment explosif, généralement dans un style plinien, produit une imposante colonne de cendres qui se disperse dans l’atmosphère et peut faire le tour du globe.

 

Panache plinien de l'éruption au Puyehue Cordon-Caulle en 2011. Image : Wikipedia

 - une phase hybride pendant laquelle une activité explosive toujours soutenue, mais tout de même moins intense que dans la phase 1, est accompagnée de la mise en place de coulées de lave visqueuse et/ou de dômes.

 

Activité explosive accompagnée d'un départ d'extrusion de lave visqueuse (la zone à gauche du panache où des poussières brunes sont soulevées par des petites avalanches de blocs) au Chaitén, en mai 2008. Image : L.Lòpez-Escobar et al, 2009

 

- une phase purement effusive où les explosions cessent mais où perdure encore la construction des dômes et/ou la mise en place de coulées visqueuses.

Un schéma des trois phases d'une éruption rhyolitique classique et une image satellite de la coulée de rhyolite (phase 3 donc) au Puyehue Cordon-Caulle en 2011. La présence du laccolithe sur les dessins était spécifique à l'éruption du Puyehue-Cordon Caulle en 2011 et ne constitue pas une généralité. Image : R.Paisley et al, 2019

Une étude, publiée en septembre 2020, menée par F.B. Wadsworth (Durham University, Department of Earth Sciences) s'est intéressée à la transition entre ces différentes phases afin d'en comprendre les mécanismes. Car l'idée générale est que les coulées visqueuses commencent à se former lorsque le magma qui vient du réservoir est trop dégazé et donc moins fragmenté, ce qui semble cohérent. Mais les études qu'ils ont menées sur des échantillons du Chaitén et du Cordon Caulle, ainsi que sur des bases de données d'analyses de rhyolites de plusieurs sites dans le monde, ne collent pas avec ce schéma, les obligeant à élaborer un mécanisme particulier.

C'est quoi le couac?

Avant éruption, un magma visqueux forme une masse dans la croûte terrestre ("réservoir" ou "chambre" magmatique). Comme pour tous les magmas ce qui va fondamentalement conditionner sa capacité à sortir à la surface de la Terre est la pression qu'il exerce sur les roches autour de lui, et la capacité de ces roches à résister à cette surpression :

- si les roches résistent, le magma reste coincé : pas d'éruption

- si elles cèdent, le magma se déplace à travers les fractures qu'il produit et sort à la surface de la Terre : éruption il y a.

Ce qui produit la pression dans les magmas est la présence de gaz dissouts*. Et le premier d'entre eux est l'eau. Il peut y en avoir plusieurs pourcents (en masse) dans la composition du magma. Ce n'est donc pas une molécule** anecdotique : son rôle lors des éruptions est fondamental.

Couac 1 : accrochez-vous!

En compilant les données récoltées sur plusieurs dépôts de rhyolites (en Islande, aux USA, au Chili notamment) l'équipe de F.B. Wadsworth a constaté que dans les inclusions vitreuses*** récupérées dans les dépôts, la quantité d'eau dissoute est la même dans les produits issus de la phase plinienne (dépôts de cendres, ponces etc) ET dans les produits des deux autres phases (coulées, dômes). Bref : le magma qui donne la coulée contient les traces d'un magma non dégazé. Or si les inclusions s'étaient formées dans un magma dégazé, elles devraient contenir une proportion d'eau moins importante.

Donc : puisque les inclusions sont les mêmes dans les échantillons de la phase explosive et de la phase effusive, c'est qu'elles sont toutes deux sont alimentées par un magma non dégazé.

Couac 2 : accrochez-vous bis!!

Lorsqu'ensuite les chercheurs regardent la quantité d'eau présente dans la composition globale de la lave (et plus seulement dans les inclusions) qui constitue les coulées, ils constatent qu'il y en a systématiquement moins que dans les produits de la phase explosive! 

Donc : les échantillons des coulées montrent simultanément les caractéristiques chimiques d'un magma non dégazé ET d'un magma dégazé...

🤯

Ils concluent donc que le magma émis depuis le réservoir a toujours la même composition, quelle que soit la phase de l'éruption (plinienne, hybride ou effusive) mais qu'une partie de ce magma dégaze peu avant de produire les coulées tandis que le reste est fragmenté et expulsé dans les airs par l'activité explosive.


La quantité d'eau (de 0 à 6 % en masse) contenue dans des échantillons des trois phases éruptives (les trois couleurs) de plusieurs échantillons de différentes provenances est analysée : A] dans les inclusions (on ne note pas de grande différence entre les échantillons); B] dans la composition globale des échantillons (significativement moins d'eau dans les échantillons de la partie effusive que dans ceux de la partie explosive). Image : F.B. Wadsmorth et al, 2020

En se penchant plus précisément sur les éruptions au Chaitén en 2008 et au Puyehue Cordòn-Caulle en 2011 (au Chili), les deux seules éruptions rhyolitiques observées et étudiées de manière scientifique et par des outils modernes, ils ont pu accéder aux données sismiques. Elles révèlent que les secousses liées à la fragmentation du magma lors de son ascension étaient toujours présentes pendant la phase hybride, se poursuivant même en partie lors de la phase purement effusive, ce qui est compatible avec le fait que le magma qui donne la coulée (phases hybride et effusive) continue en réalité de subir une fragmentation en profondeur, et qu'il n'est donc pas dégazé.

La mise en place des coulées rhyolitiques**** n'est donc pas en lien avec un simple arrêt de la fragmentation!

Les indices de terrain

Par ailleurs, les échantillons récoltés sur le terrain montrent des traces particulières lorsqu'ils sont regardés de près. Notamment la présence de fractures remplies de particules micromètriques collées à chaud (les tuffisites) dans des blocs d'obsidienne projetés lors des explosions et, surtout, le fait que des fragments de ce qui a été décrit comme "coulée" est en fait constitué de ces microparticules.

À gauche, la veine blanche qui traverse le bloc d'obsidienne projeté est de la tuffisite, un agglomérat de microparticules soudées injectées sous pression à travers l'obsidienne (avant qu'un morceau ne soit projeté et ne donne le bloc). L'échelle est visiblement victime d'une faute de frappe...ou alors Canon fait de objectifs vraiment mini! À droite, zoom sur un échantillon d'une coulée de rhyolite: des microparticules agglomérées et pas une masse continue comme on pourrait s'y attendre. Images : F.B.Wadsworth et al, 2020

Mais alors comment concilier ce méli-mélo?

Comment expliquer qu'une coulée, à priori produite par une émission de magma dégazé, soit en fait:

-> émise à un moment où le magma continue de produire des signaux sismiques caractéristiques de sa fragmentation en profondeur (signe qu'il est non dégazé), et que, par ailleurs...

->... cette coulée contienne des inclusions renfermant une composition de fluides similaire à celle d'un magma riche en gaz MAIS qu'en dehors des inclusions, la roche ait visiblement eu le temps de dégazer.

-> Et enfin que ce qui s'est mis en place comme une coulée, qui est normalement une masse continue***** apparaissent, au microscope, comme étant une agglomération de microparticules (donc la conséquence d'une fragmentation).

Le constat qui se dégaze..heu, se dégage, est le suivant : un magma riche en gaz est fractionné en profondeur mais une partie de ce magma parvient à perdre son gaz, avant de sortir sous la forme d'une coulée. Le dégazage doit de facto se produire juste avant la sortie du magma.

Le principe proposé par l'équipe pilotée par F.Wadsworth est appelé "Sintering", ce qui se traduit en Français par "frittage". Le frittage est l'agglutination de particules en une masse solide sous l'effet d'une haute pression ou d'une haute température, mais sans passer par leur fusion. C'est un processus utilisé dans l'industrie mais les volcanologues en proposent une version non anthropique pour expliquer leurs observations. À noter que le sintering est déjà connu en volcanologie..pour expliquer les tuffisites justement, mais là on change d'échelle, c'est plutôt ça la nouveauté.

Lorsque le magma riche en gaz atteint une profondeur assez "faible" (qui peut être de plusieurs kilomètres tout de même) la dépressurisation du magma permet la formation et la croissance des bulles de gaz qui, lorsqu'elles deviennent trop nombreuses, se rejoignent : c'est la fragmentation du magma. Bon, jusque là, c'est classique. Cette masse de particules et de gaz atteint la surface de la Terre : l'éruption commence avec violence et projette de grandes quantités de particules dans l'atmosphère, c'est la phase plinienne de l'éruption.

Mais alors que cette colonne de particules et de gaz, toujours à (très x5) haute pression continue de traverser la croûte et sortir à la surface, des fragments de magma commencent à s'agglutiner sous forme de microparticules qui, elles-même se collent aux parois, formant une masse qui dégaze : c'est le sintering. Le reste de la colonne continue de sortir et alimente l'activité explosive. Sous l'effet de la pression, cette masse globalement dégazée (sauf les inclusions, qui sont fermées et ont piégé les gaz) de microparticules frittées est traversée de filons aussi constitués d'un mélange gaz-fragments sou haute pression, formant les tuffisistes. 

Lorsque cette masse frittée obstrue un peu trop le conduit, l'activité explosive est atténuée, alors même que la fragmentation continue de se produire plus en profondeur.L'intense pression pousse cette masse de particules frittées vers l'extérieur, l'oblige à sortir et, sous l'effet de la gravité, elle s'étale lentement, plus ou moins selon les cas, formant soit un dôme, soit un dôme-coulée, soit une coulée visqueuse rhyolitique.

 

Les 4 étapes de l'éruption explosive de magma rhyolitique. Le sintering commence à l'étape 2 et forme la masse rocheuse qui, à l'étape 3, est poussée vers l'extérieur pour former la coulée. Image : F.B. Wadsworth et al, 2020

Ainsi, même lors des éruptions des magmas ultravisqueux, une activité explosive peut être la cause d'une activité effusive.

Sources:

F. B. Wadsworth, E. W. Llewellin, J. Vasseur, J. E. Gardner, H. Tuffen, "Explosive-effusive
volcanic eruption transitions caused by sintering". Sci. Adv. 6, eaba7940 (2020).

- pour les images : 

> wikipedia

> L.Lòpez-Escobar et al, 2009, "Consideraciones Relativas a la Erupciòn Volcàn Chaitén (Andes del Sud, 42°50 S) Occurida en Mayo de 2008"

>  R.Paisley et al, 2019, "Degassing-induced chemical heterogeneity at the 2011–2012 Cordón Caulle eruption"

* étrange expression où un état de la matière (gaz) est associé à un adjectif qualificatif qui lui est incompatible (dissout). Une matière est soluble ou non, pas un état. On devrait donc dire "eau dissoute dans le magma" plutôt que "vapeur d'eau dissoute dans le magma". Fin de la digression sémantique.

** Tout cela est évidemment une simplification puisque la molécule d'eau H2O n'existe plus à très haute pression et haute température. Donc ce ce n'est pas vraiment de l'eau qu'il y a dans le magma, mais plutôt ses composants, intégrés dans le magma.

*** des petites bulles piégées dans les cristaux, de véritables trésors pour la science! Et dire que certains appellent ça des "impuretés"....

**** pour les cas étudiés tout du moins. C'est peut-être un peu tôt pour généraliser et de toutes manières ce n'est pas à moi qu'il revient de le faire.

***** sauf la surface qui se fragmente, ok, mais c'est pas le sujet :)


7 commentaires:

  1. Tout ceci est extrêmement intéressant, mais si l'extrusion s'effectue suite à la pression interne après l'obstruction du conduit, l'activité ne devrait-elle pas logiquement reprendre après ? On pourrait ainsi attendre une alternance entre l'activité explosive et effusive ?

    Merci en tout cas pour l'analyse de l'article qui devait être costaud à lire ! ;)
    Bonne journée,

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    1. Il y a deux façons de répondre à ces questions.

      1) À des échelles de temps courtes :
      Après extrusion du magma fritté sous forme de dôme, dôme-coulée ou coulée visqueuse rhyolitique, la plupart du temps l'éruption s'arrête et l'effusion se réactive très rarement. La simple raison est que le conduit volcanique est bloqué, ce qui stoppe la fragmentation en profondeur, et il n'y a plus assez de pression pour "ouvrir" le conduit encore une fois.

      2) À des échelles de temps plus longues :
      A priori, le même cycle en 4 étapes présenté dans la dernière figure ci-dessus peut se reproduire lorsque suffisamment de temps a passé pour permettre au système de se pressuriser en profondeur à nouveau. Je mets un "a priori" parce que c'est ce que les éléments en présence nous montrent de façon indirecte. À ce jour on a qu'une (et une seule !) observation directe d'un écoulement ultravisqueux de magma rhyolitique (celle de Puyehue Cordòn-Caulle en 2011).

      Merci pour l'intérêt porté à notre papier :D

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    2. Merci à vous pour votre réponse !

      Selon vous et sur vos bases de travail, pensez-vous que toutes les coulées visqueuses se mettent en place de cette même manière ? En d'autres termes, toutes les coulées d'obsidienne présenteraient-elles la même structure de surface ?

      Bonne journée !

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    3. Et merci à Jeremie Vasseur, co-auteur de l'article que ce modeste post tente de vulgariser, pour son intervention éclairée, et éclairante! Par rapport à Puyehue-Cordon Caulle 2011, j'ai (aussi) une question: est-ce que le frittage pourrait aussi être à l'origine du bulging ?

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    4. Vous posez tous les deux des questions très intéressantes !

      Ludovic : la réponse courte est non. Les dômes de Chaitén (Chili) et Panum Crater (USA) sont deux exemples de laves rhyolitiques qui ne se sont pas écoulées très loin et qui peuvent donc s'expliquer facilement par notre modèle. Ce sont des dômes de petit volume qui se situent juste au-dessus du conduit et qui se sont formés par accumulation successive de lave comme les dômes classiques que l'on trouve dans les cratères de volcans andésitiques / dacitiques, mais faits d'obsidienne. Des écoulements plus longs comme Cordòn Caulle s'accordent aussi avec notre modèle. En revanche, je ne suis pas sûr que des écoulements très longs comme celui du Big Obsidian Flow (USA) puissent être expliqués par notre modèle tel que présenté dans le papier. Le volume de lave émise est tellement important qu'il faudrait une fragmentation soutenue pendant une période de temps assez longue afin d'alimenter la coulée, ce qui nécessiterait un ajustement de notre modèle.

      Culture Volcan : question très intéressante sur laquelle on ne s'est pas vraiment penché. Je me dois donc d'être précautionneux ici, mais je pense que notre modèle pourrait effectivement expliquer le bulging. Par ailleurs, j'aimerais vous diriger vers le travail d'une autre équipe qui explique le bulging par la formation d'une laccolite : https://www.nature.com/articles/ncomms13585.

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    5. Bonjour Mr Vasseur et merci pour votre réponse! J'avais effectivement parlé de l' article de castro et al dans un post précédent (https://laculturevolcan.blogspot.com/2020/11/mieux-comprendre-le-plutonisme-grace-au.html) et du coup je me posais la question de savoir si le sintering et la surpression qu'elle occasion plus en profondeur ne pourrait pas forcer une partie de l'"amas fritté" à s'intruder. Autrement dit: est-ce que le laccolite de Castro et al ne pourrait pas être constitué de fragments frittés aussi.
      Bonne journée et, malgré le bazar ambiant, joyeux noël quand même! :)

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