20 mars 2020

Un point sur l'activité à l'Erta Ale (Éthiopie)

Lorsqu'on lit la fiche du Global Volcanism Program concernant l'Erta Ale, on peut lire qu'il s'agit d'une zone où l'activité éruptive est permanente depuis les années 60 (avec les premières observations scientifiques de Tazieff et Varet), et peut-être même depuis plus longtemps : peut-être depuis le début du 20ème siècle. C'est dire si l'activité volcanique est régulièrement alimentée depuis le manteau terrestre dans ce secteur, bien qu'elle se traduise le plus souvent par une activité éruptive tranquille, très faiblement explosive et surtout effusive, la manifestation la plus spectaculaire étant le maintient d'un lac de lave.
En tout cas jusqu'en janvier 2017 puisqu'à ce moment-là, souvenez-vous, la colonne de magma a brusquement été purgée par une fracture formée sur la rift-zone sud-est de l'édifice, marquant le départ d'une phase d'éruption latérale, dont il y avait déjà eu de nombreux équivalents au cours des siècles, milliers d'années et dizaines de milliers d'années précédents bien sûr, mais n'avais encore jamais été observé et décrit sur cet édifice depuis la mise en place de la volcanologie dans les disciplines scientifiques.

Depuis lors, l'émission de lave par cette fracture latérale, ouverte à plus de 2 km au sud du sommet, s'est poursuivie, produisant jours après jour, une vaste champ de lave.
Quoi qu'il en soit, tout à une fin et depuis de nombreux mois cette activité latérale déclinait peu à peu. Il semble qu'elle se soit arrêtée début mars, après le 04 et avant le 07  car plus aucune trace d'activité n'est visible sur l'image satellite prise le 07 mars dernier par LANDSAT 8. Sur cette scène, quand on la zoom à fond (inutile de le faire sur l'image ci-dessous, la résolution est trop faible), on peut noter une très très faible émission infrarouge dans le Pit Crater Sud, vraiment extrêmement ténue : incompatible avec une activité éruptive.

Plus aucune trace d'activité éruptive sur l'Erta Ale : une scène rarissime. Image : LANDSAT 8 - NASA/USGS
Un petit résumé de ces (un peu plus de) deux années d'effusion latérale, avec la constitution d'un vaste champ de coulées de lave, et même un delta de lave dans la plaine sédimentaire, grâce à une compilation de 204 images du satellite SENTINEL 2 récoltées entre janvier 2016 et mars 2020 (dans le titre j'ai laissé 2017 pour ne parler que de la phase latérale).

Mais alors pourquoi commencer le gif en janvier 2016 si ce n'est que pour montrer que la phase latérale?
Parce que déjà à l'époque l'activité était intense et la colonne de magma très haute dans l'édifice, à tel point qu'il y a eu des phases éruptives dans le Pit Crater Nord aussi entre juin et décembre 2016. Une situation qui apparait comme un préambule à la phase latérale de 2017-2020 et qui la contextualise, qui montre qu'elle n'est pas arrivée d'un coup, mais fait partie d'une phase d'activité intense qui avait débuté bien avant.


Au sommet l'activité s'est poursuivie cahin-caha dans au fond du Pit Crater sud durant toute la phase latérale, mais à faible débit d'après les rares images disponibles. Et si on pouvait noter parfois des pic d'émission infrarouges, les dernières images satellites ne montre que de très faibles signaux, pouvant correspondre aussi bien à une faible activité de spattering qu'à du dégazage à très haute température.
Sur ce point (persistance ou pas d'une activité éruptive dans le Pit Crater Sud) l'image ci-dessous, prise début mars par Mr Martin Farkas, ne permet pas vraiment de trancher, mais semble confirmer que l'activité au sommet reste globalement très faible.

L'activité au fond du Pit Crater Sud débuit mars 2020. Image: Martin Farkas, via twitter
 
Toutefois, sur ce système volcanique dont l'activité est persistante depuis des décennies, on peut s'attendre à des variations, des alternances de phases plus actives et d'autres moins : il serait étonnant que toute activité éruptive ait cessé, mais on a l'exemple du Kilauea et d'Ambrym ces deux dernières années donc il ne faut jamais dire "jamais". L'activité sommitale peut être faible mais variable...ou être totalement à l'arrêt. Reste à savoir combien de temps la situation va rester telle qu'elle.
On verra bien (en plus, on a le temps de regarder en ce moment :) )

Pour finir, je reviens sur une question que posée dans le post du 28 janvier 2017, au début de cette phase latérale de l'éruption, à savoir :
"Reste toutefois la question du mécanisme global responsable de cette évolution. Car deux possibilités s'offrent en effet :

- soit c'est la seule pression exercée par la colonne de magma sur les parois du conduit qui a provoqué la fracturation, la mise en place du dyke et l'éruption fissurale.

- soit la région connait un épisode de rifting, avec des contraintes en extension (ouverture) qui ont facilité la fracturation, et permet au lac de lave de se vidanger dans une fracture, formant un dyke et l'éruption fissurale.

Pour le coup difficile de répondre et d'autres données satellites seraient nécessaires (mesures radar) pour tenter d'y voir plus clair sur ce qui a précédé ces événements, depuis 2015 et même avant."


Deux études sur cette question ont été publiées, l'une par Wenbin Xu et ses collaborateurs en juillet 2017 dans "Earth and Planetary Science Letters", l'autre en décembre 2019 par C.Moor (Université de Leeds) et ses collaborateurs dans la section Geochemistery, Geophysics, Geosystems de l'American Geophysical Union. Toutes deux utilisent en particulier les données radar de SENTINEL 1 pour tenter d'y voir clair.

Les conclusions de ces équipes sont que:

- le lac de magma sommital est le sommet d'un dyke connecté plus ou moins directement à un réservoir profond. Par contre, au niveau des Rift-Zones, le champ de contraintes local incite le magma à ne pas fracturer verticalement l'édifice (formation d'un dyke), mais plutôt à s'étaler horizontalement (formation de sills). Cette architecture serait caractéristique des zones d'extension importante comme les rides océaniques, à tel point que la formation des sills pourrait être en partie responsable de la formation des calderas sur la Rift-Zone. Le modèle serait donc un édifice avec un dyke principal, vertical, pour le maintient du lac de magma, connecté à un réseau plus ou moins dense de poches de magmas plutôt horizontales (sills) à faible profondeur (environ 1300 m) sous la Rift-Zone sud. De ce (ou ces) sills, part un second réseau de dykes qui ont alimenté des éruptions fissurales plus anciennes sur la Rift Zone.  Cela donne le contexte de l'éruption latérale.

Modèle d'organisation des dykes dans le massif de l'Erta Ale (vue du nord-est). Image : Wenbin Xu et al, 2017

- les déformations préalables à l'ouverture de la fissure éruptive en janvier 2017 furent importantes. L'édifice a été soumis à une extension (un écartement) centrée sur le sommet qui s'est produite à une vitesse comprise entre 6 et 16 cm par an au cours des 2 années précédent l'ouverture de la fracture latérale, ce qui est à peu près 3 fois plus rapide que le taux d'extension annuel dû à la seule tectonique des plaques dans cette zone! Cette déformation n'est pas décrite comme régionale : il semble que cela ne concerne que la zone de l'Erta Ale, ce qui semble indiquer une déformation causée par une arrivée plus importante de magma.

Évolution de la déformation en extension depuis 2015. Image: C.Moor et al, 2019
Le scénario qui se dessine donc, mais qui reste largement à préciser, serait plutôt celui d'une hausse du débit de l'alimentation en magma depuis la source profonde. Cette arrivée supplémentaire et progressive de magma commence au moins 2 ans avant l'ouverture de la fracture latérale, et met sous contrainte extensive le massif de l'Erta Ale. La première conséquence est l'ensemble des phases de débordements du lac de magma qui ont lieu sur le Pit Crater Sud, dont les premiers remontent à janvier 2016, et les phases éruptives dans le Pit Crater nord entre juin et décembre 2016. Directement connectée à la source profonde, la zone sommitale réagit en premier ce qui est cohérent.

Cette contrainte va permettre la mobilisation progressive, à partir du dyke qui maintient le lac de magma, d'un ou plusieurs sills sous la rift-zone. Il(s) "gonfle(nt)" au fur et à mesure que le magma arrive sous la rift-zone et en janvier 2017, le toit de ce sill rompt, produit un dyke qui monte verticalement jusqu'à la surface : c'est le début de l'activité latérale.
C'est à cause de la propagation de ce second dyke que la déformation superficielle monte en flèche juste avant l'ouverture de la fracture et l'arrivée du dyke en surface, avec un écartement de 45 cm et un soulèvement d'environ 5 cm.

Donc, d'après ces études, des deux solutions qui semblaient à priori envisageables pour expliquer la phase latérale, ce serait plutôt la première qui aurait gain de cause. Il aurait par contre été intéressant (mais pas simple!) de récolter des échantillons de lave au départ de la phase latérale de l'éruption, au cours des toutes premières heures, pour savoir si la lave en cours d'émission était la même que celle du lac de magma, ou une lave un peu différente. Dans ce cas elle aurait pu provenir du sill, qui aurait stagner là plusieurs mois/années avant de sortir. Bref : la géochimie et la pétrologie auraient pu donner des clé en plus de la géophysique dans cette histoire (et comme pour toutes les éruptions, en réalité).

Reste à savoir maintenant quel volume a été émis. Là encore les données radar pourraient peut-être aider aussi je suppose.


Sources : SENTINEL 2 - ESA/Copernicus ; LANDSAT 8 - NASA/USGS; Martin Farkas, via twitter
"Magmatic architecture within a rift segment: Articulate axial magma storage at Erta Ale volcano, Ethiopia"; Wenbin Xu et al, 2017,  Earth and Planetary Science Letters
"The 2017 Eruption ofErta ’Ale Volcano, Ethiopia:  Insights into theShallow Axial Plumbing System of an Incipient Mid-Ocean Ridge"; Chris Moor et al, 2019, Geochemistery, Geophysics, Geosystems - AGU

5 commentaires:

  1. Passionnant ! Merci pour l'analyse !

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  2. Même confiné, toujours au Top notre cher CV ! Merci.
    A pelu

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  3. Salut CV,

    Sylvain Chermette, de l'agence 80 Jours Voyages, était sur l'Erta Ale du 12 au 14 mars 2020 (juste avant le confinement) et assure avoir vu "3 "points rouges : l'hornito d'où était les écoulement de janvier qui reste rouge (chauffé par les gaz - pas de lave), une zone rouge de léger ressac contre la parois avec quelques petites projections et une autre zone rouge contre la parois également (sans projection, donc difficile à dire si c'est juste les gaz)."

    Une activité faible donc, mais pas inexistante visiblement !

    Bonne journée,

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    1. Salut Ludovic. Ca colle avec l’ambiance photographiée par Martin Farkas : éruption en cours donc mais extrêmement faible, à tel point que le MIROVA ne détecte aucun signal depuis 15 jours! La colonne reste donc haute mais enfermée et relativement statique pour le moment.
      Il ne reste plus qu'à attendre pour voir quelle direction ça prend!
      @+
      CV

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