20 janvier 2018

Havre Seamount 2012: première éruption Tangaroaïenne décryptée

Et ça n'a pas vraiment fait le buzz à l'époque, en dehors du milieu des volcanologues et des volcanophiles bien sûr. Il faut dire que l'événement était passé inaperçu sur le moment et ce n'est que quelques jours après la fin de l'éruption qu'une personne embarquée dans un vol vers la Nouvelle-Zélande avait repéré des radeaux de ponces importants, qui avaient tout simplement permis de se rendre compte qu'une éruption avait eu lieu.
En regardant après coup les images satellites il était facile de constater la présence d'un important panache de gaz, riche en "vapeur d'eau". Mais il était noyé au milieu de masses nuageuses présentes sur la zone au même moment, façon "où est Charlie?". Tiens d’ailleurs ça m’inspire un petit jeu pour vous: "où est Havre"?, histoire d'illustrer la difficulté qu'il peut y avoir à détecter les éruptions sous-marines. Donc, à vous de trouver le site de l'éruption sur l'image MODIS ci-dessous, prise au moment du paroxysme: le panache est visible. Vos réponses seront les bienvenus dans les commentaires.


L'éruption du Havre Seamount le 18 juillet 2012. Image: MODIS/NASA

Par contre, vue l'extension de ces fameux radeaux de ponce et la profondeur du site de l'éruption (Havre culmine à  -897 m) il a tout de suite été clair que l'éruption avait été très intense. Mais bon: ça veut dire quoi concrètement "très intense", telle était la question. Par contre l’analyse de ces mêmes images a permis de constater que le radeau a été produit très rapidement: environ 21 heures 30 au total entre le 17 juillet 2012 22h00 TU et le 18 juillet 19h30 TU.

Au fond le problème est simple:  quasiment tout du volcanisme sous-marin est inconnu. On sait à peu près comment peut se dérouler une éruption de magma fluide sous l'eau, car on a de nombreux témoignages et dépôts: anciennes coulées, anciennes zones d'accrétion (rift océanique) permettent de se faire une idée des mécaniques en jeu et, pour compléter, on a déjà observé des éruptions de ce type.

Bon ok: mais les éruptions à magma visqueux, comment ça se passe alors?

Sur la Terre ferme on sait que les deux ne se déroulent pas de la même manière. Souvent, mais c'est pas systématique du tout, les éruptions sont plus violentes avec des magmas visqueux qu'avec les magmas fluides. À titre de comparaison, ci-dessous, une éruption à magma fluide,  (Mauna Ulu, Kilauea, 30 décembre 1969) et Puyehue-Cordon Caulle (2011) pour un magma visqueux, toutes les deux intenses.

Éruption à magma (très) fluide; Image: USGS

Éruption à magma (très) visqueux. Image: Reporter Freelance

Mais sous l'eau? Difficile de le dire car l'accès aux édifices volcaniques, donc aux dépôts qui les constituent, est très complexe: il faut monter une expédition avec navire, robots etc; une logistique très spécifique et des profils de chercheurs adaptés.
Par ailleurs, il est extrêmement rare de voir une éruption à magma visqueux sous-marine. Soit elles sont trop faibles et/ou trop profondes, ne font pas de traces visibles en surface; soit les traces qu'elles laissent disparaissent, se diluent dans les eaux océaniques avant d'avoir été aperçues. Enfin, il n'y a à priori pas de raison valable d'imaginer qu'elles sont plus ou moins fréquentes sous l'eau que sur la terre ferme où, justement, elles sont déjà assez rares.
C'est donc une véritable chance que d'avoir pu repérer assez tôt celle du Havre Seamount.

Pour tenter de comprendre les mécanismes à l'oeuvre dans les profondeurs marines, des  chercheurs ont travaillé ces 6-7 dernières années sur plusieurs édifices sous-marins, à savoir Macauley, Raoul, Havre et Healy. Ils ont prélevé des échantillons de lave (ponces, cendres) dans les dépôts qui les recouvrent. Cela leur a permis de supposer un mécanisme d'éruption inédit, typique de l'hydrosphère et sans équivalent dans l'atmosphère, et qui définit l'activité dite "Tangaroaïenne"(qui complète donc la liste "Plienne", "strombolienne", "surtseyenne", etc).

Pour simplifier, voilà l'idée: la pression de la colonne d'eau est telle que les gaz contenus dans la colonne de magma ne peuvent pas se séparer violemment de la roche en fusion: pas de violentes explosions, la pulvérisation sous forme de cendres est donc annihilée.

En même temps le magma chargé de gaz ne peux pas sortir complètement tranquillement non plus. Tout est dans le (relativement) feutré ici: au moment où le magma est émis, sa pression interne le fait se fragmenter en morceaux de diverses tailles, plusieurs mètres parfois, appelés "ballons de magmas".  Leur surface se trempe lors du contact avec l'eau, mais les gaz qui s'y trouvent piégés continuent de former de petites bulles ce qui permet aux ballons de s'élever dans la colonne d'eau après qu'ils se soient détachés. Très peu denses (ce sont des ponces) ils peuvent arriver en surface et former les radeaux. Plus les "ballons" arrivent près de la surface, plus l'écart de pression entre leur cœur et l'exterieur est grand et certains, sont fracturés par leur pression interne. L'eau pénètre, les fait s'émietter, et les fragments coulent et se déposent. D'autres résistent et restent dans les radeaux dérivants.

Schéma qui illustre le principe d'une activité Tangaroaïenne: des morceaux de magma se détachent, s'élèvent, sont fragmentés, et coulent. Image: M.Rotella et al, 2013 in Nature Geoscience

Mais revenons au Havre Seamount.

L'opportunité de voir une activité éruptive sous-marine intense et profonde, qui plus est impliquant un magma visqueux (siliceux) est tellement rare, que celle-ci a motivé les chercheurs pour se rendre sur place rapidement et collecter des données de toutes natures: échantillons de lave bien sûr, mais aussi cartographie de la zone. Le Havre Seamount avait été observé la première fois en 2002 (année de sa découverte) et sa topographie (bathymétrie) avait été produite à l'époque. L'une des questions était donc de savoir si l'éruption de 2012 avait provoqué des changements.
Une première mission a donc été montée en 2012, pilotée par Rebecca Carey, au cours de laquelle les mesures de bathymétries avaient permis d'identifier au moins 7 évents (points de sortie du magma) différents, alignés le long d'une importante zone de fracturation. Toutefois une autre mission a été nécessaire pour faire un vrai travail de volcanologue de terrain, à savoir:
- échantillonner le dépôt à différents endroits
- le décrire dans le détail: extension; caractéristiques géologiques diverses comme la texture des fragments de lave, leur granoclassement (répartition de la taille des fragments dans l'épaisseur du dépôt, à plusieurs endroits) etc.

Bref: essayer de faire par plusieurs centaines de mètres de fond ce que l'on fait normalement sur la terre ferme, donc un travail complexe, évidemment.

Cette seconde mission a eu lieu en 2015. 12 ROV et un AUV (ce lien si vous ne savez plus ce que c'est) ont été utilisés:
1- pour la récolte d'échantillons
2- pour la réalisation d'une bathymétrie de haute précision.
Sur la terre ferme comme sur le plancher océanique, il n'y a pas de mystère: les dépôts d'une éruption permettent de retracer son déroulement. Et  si vous voulez avoir une idée assez juste des caractéristiques d'un dépôt, il vous faut le décrire et l’échantillonner dans un maximum d'endroits possibles. C'est à partir de ces données de terrain que vous pourrez ensuite tenter de repérer des variations qui permettront de retracer la manière dont il s'est formé, donc avoir des éléments concernant l'éruption qui l'a produit. Évidemment, au fond de l'océan ce travail d'échantillonnage est plus complexe car on ne voit rien en dehors de ce qu'éclairent les phares des robots, et les déplacements sont bien plus complexes. L'équipe de R.Carey a donc multiplié les plongées des ROV, réalisant 250 heures de sortie au total, qui ont permis d'étudier le dépôt sur 290 sites différents! Un travail énorme, mais payant!

La première grosse surprise, et le mot est faible, c'est que toute la zone de la caldera est recouverte d'un vaste champ de blocs immenses, dont la taille est comprise entre 1 et 9 m! Mais d'une grande fragilité et très peu denses (500-600 kg/m3): ce sont des ponces, produites en 2012. L'analyse des images vidéos faites pendant les sorties ont permis de constater que dans toute cette zone plus de 95 % des fragments de lave déposés font plus de 30 cm de large: la faible proportion de cendres (fragments de moins de 2mm) et de lapillis (entre 2 et 64 mm) a surpris les chercheurs et confirme que le mode de mise en place d'un tel dépôt n'a pas d'équivalent sur la terre ferme. C'est une observation qui avait déjà été faite en 2013 dans l'article qui a fondé l'activité Tangaroaïenne, écrit par Melissa Rotella et ses collaborateurs.

L'analyse de la position de ces immenses ponces indique qu'elles se sont accumulées  tranquillement sur le sol, alors que sur terre, l'impact de tels fragments est violent. Leurs caractéristiques (composition, texture, densité etc) sont très proches des ponces récoltées sur le radeau après l'éruption: le dépôt à ponces géantes et le radeau semblent donc avoir été produits au même moment, par la même phase de l'éruption.

Une ponce longue de plus de 6 m de long, posée au fond de la caldera. Image: Carey et al, 2018

L'analyse de ces ponces donne aussi des billes pour mieux comprendre le mécanisme par lequel elles ont été produites. Par exemple: elles sont fortement fracturées ce qui semble provenir d'un phénomène de trempe, mais aussi du fait que ces énormes morceaux ce sont détachés tranquillement de la zone de sortie du magma (phase i du schéma plus haut), puis sont montés jusqu'à être saturés en eau, ce qui les a tranquillement fait retomber sur le sol. Ce mécanisme de formation est, lui aussi, sans équivalent sur la terre ferme.

L'autre surprise provient de la bathymétrie (analyse du relief sous-marin). Car il est rapidement apparu qu'il n'y avait pas 7 nouveaux évents, mais rien moins que le double! 14 points de sortie du magma, qui se répartissent grosso modo du nord au sud sur le bord de la caldera, visiblement le long d'une fracturation: 2012 fut donc une éruption fissurale.
De tous ces points de sortie, c'est l'un des magmas les plus visqueux sur Terre qui a été libéré: une rhyolite. Les nouveaux reliefs créés par cette activité extrusive sont en rouge sur l'image ci-dessous.

La caldera de Havre Seamount et les nouveaux reliefs issus de l'éruption de 2012. Image: Carey et al, 2018

Cette extrusion de rhyolite a ajouté deux types de reliefs à la morphologie du Havre Seamount:

- une série d'importantes coulées de lave (zones rouge à droite), parfois épaisses de 30 m, qui sont descendues du rebord jusqu'au fond de la caldera, où elles se sont étalées sur 100 à 500 m. Les évents qui en ont été la source sont les plus profonds de l’éruption puisqu’ils se situent entre -1140 et -1220 m. Pour se donner une idée de ce à quoi elles ressemblent, il suffit de regarder cette image Google Earth des (magnifiques) coulées de ryholites sur Puyehue-Cordon Caulle toujours, éruption de 1960 cette fois.

Les coulées de rhyolite (texture obsidienne) de l'éruption fissurale de 1960 au Cordon Caulle donnent une image de ce que sont les coulées d'Havre Seamount en 2012


- une série de dômes de lave, dont le plus important est la tâche rouge vif sur l'image. Le volume total de lave émise par l'extrusion (dôme+coulées) atteint 210 000 000 m3 (~56000 piscines olympiques), et rien que le dôme principal fait la moitié de ce volume.

Les chercheurs soupçonnent très fortement que l'évent qui a produit le radeau de ponces, et les ponces géantes, est le même que celui qui a produit le dôme principal. Il se trouve en effet à une des extrémités du dépôt et, par ailleurs, plus on est loin du dôme principal, plus le dépôt à ponces géantes devient fin.

Dernier point: un élément important de cette étude était de pouvoir se donner une idée de l'importance de cette éruption, quelque chose que l'on puisse comparer avec des équivalents sur la terre ferme. Une des données que les chercheurs ont tenté de déterminer est ce qu'on appelle "l'intensité de l'éruption", terme qui décrit en fait le débit massique: quelle masse de magma libérée chaque seconde?

Pour cela il faut déjà estimer les volumes de tout ce qui a été observé:

- le radeau de ponces déjà: à l'aide des images satellites et de son observation directs quelques semaines après l'éruption, un volume a été estimé à 1.2 km3 (1,3 milliard de m3), ce qui est déjà beaucoup.

- le dépôt de ponces géantes: à l'aide de la bathymétrie et des relevés effectués pendant les 250 heures de plongées, son volume a pu être estimé à 0.1 km3

Le volume des dômes et coulées n'est pas pris en compte parce qu'ils ont été produits pendant une phase plus calme de l'éruption. Or l'intensité se détermine, au contraire, au moment du pic de cette dernière, son "climax", ou "paroxysme"  si vous préférez.

Ce climax a été atteint vraisemblablement au moment de la mise en place du radeau de ponces et du dépôt à ponces géantes. On a vu au départ que cette phase avait duré, d'après les images satellites, environ 21.5 heures: c'est dans ce délai qu'on donc été émis les 1.2 + 0.1 = 1.3 km3 du radeau et des ponces géantes. Du coup le débit volumique (volume émis chaque seconde) est 1 300 000 000 m3 /(21.5*3600) = environ 16796 m3 par seconde.
Pour trouver la masse (en kg) il faut donc déterminer la masse d'un m3 de ces ponces du radeau et du dépôt!
C'est là que le travail d'échantillonnage est essentiel, et qu'il faut multiplier les points de récolte. Un dépôt peut-être hétérogène, et les ponces, selon leur mode de mise en place ou le moment de l'éruption, peuvent ne pas toute avoir la même densité. Multiplier les échantillons permet d'avoir une densité moyenne, évaluée par les chercheurs à 550 kg par m3 (l'eau pure est à 1000 kg par m3, pour mémoire).
Du coup à chaque seconde, au pic de l'éruption, étaient émis 16796 * 550 =plus de 9000 tonnes de magma par seconde!
Cette estimation permet de classer l'éruption du Havre en 2012 comme "sub-plinienne", et cette intensité est similaire à celle du Puyehue-Cordon Caulle en 2011.
L'étude publiée en ce début d'année, et dont je n'extrais ici que quelques éléments pour ce post, est extrêmement importante. C'est la première fois qu'une étude aussi précise peut être menée sur un éruption sous-marine de cette intensité. Les données récoltées permettent de confirmer le style unique, dit "Tangaroaïen", propre au milieu sous-marin et d'alimenter les modèles qui visent à reconstituer la dynamique de ce style (la formation des "ballons") par essence invisible.

Sources: MODIS/NASA; USGS; Reporter Freelance,
"The largest deep-ocean silicic volcanic eruption of the past century", R.Carey et al, 2018, Science Advances

* analyse de l'évolution de la taille des fragments de lave et de leur répartition en fonction de la position du dépôts par rapport aux évents.

11 commentaires:

  1. Ou est Charlie... Prés du bord gauche, à mi hauteur ? panache orienté sud-est, nord-ouest ?

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  2. tout a fait le panache se dirige vers le bord gauche en direction du point d'interrogation.

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  3. Bonjour,

    L'activité volcanique sous marine et son impact sur le réchauffement des océans ou climatiques n'est jamais ou rarement évoqué notamment lors des COP.

    https://www.notre-planete.info/actualites/4240-volcans-sous-marins-climat-Terre

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  4. bonjour,
    magnifique post, comme d'habitude. En quoi le style éruptif de l'éruption tangaroaïenne se distingue t'il des éruptions serretiennes déjà décrites depuis 15 ans pour la formation des ballons de lave? le fait que c'est de la rhyolite plutôt que du basalte ?
    (cf par exemple https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0377027316304449)

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    1. Bonjour Mystica: excellente question! Le mécanisme de formation des "ballons" est différent effectivement parce que les magmas le sont aussi, ce qui implique un processus différent.

      Pour l'éruption sous-marine de Serreta Ridge, qui s'est produite à une profondeur de 300 à 1000 m environ, donc dans des conditions de pression comparables à celle de Havre 2012, le magma était basique (un basalte en l'occurence). Le modèle fournit par Ulrich Kuppers et al en 2012 est celui de lacs de lave sous-marin, dont la surface se solidifie au contact avec l'eau, mais dont l'intérieur se sature progressivement en gaz. Les bulles de gaz, d'assez gros volume, qui se forment vont fracturer la carapace du lac et obliger un peu de magma à sortir par la fracture: c'est le processus de formation de la croûte du ballon. Lorsque la bulle parvient à s'échapper, elle est entourée d'une carapace de lave solidifiée: c'est le ballon, qui ensuite n'a plus qu'à s'élever dans la colonne d'eau.

      Pour les éruptions Tangaoaïennes, le processus est plus brutal: la colonne de magma surpressurisée par les gaz ne peut pas est pulvérisée de manière violente, mais la pression des gaz du magma fait se fragmenter le magma au fur et à mesure qu'il sort. Les gaz que les fragments contiennent, forment des bulles qui permettent la flottaison.

      J'espère avoir été assez clair: sans schéma, pas facile! :)
      CV

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  5. Super éruption, superbe étude, superbe résumé !

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    1. Merci, ça m'a pris quelques jours pour l'écrire (toujours des trucs à faire à droite à gauche) :)

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