22 février 2014

Estimer un volume de cendres grâce aux réseaux sociaux: travaux pratiques par David Pyle

Le paroxysme du Kelut, le 13 février dernier, a été suivi de près grâce aux réseaux sociaux. Si d'aucun d'entre nous n'y a vu qu'une source d'informations sur les événements en cours David Pyle , volcanologue à Oxford, a quand à lui a vu l'opportunité d'appliquer de manière originale la méthode qui permet d'estimer un volume de cendres.
Et ce n'est pas pour rien: c'est lui qui, dans un article paru en 1989 *, a mis au point cette méthode, certes optimisée depuis, mais qui donne déjà une estimation (une "fourchette", pour les gourmands) du volume de magma "frais" émis par
une éruption et, in fine, de la magnitude de cette dernière.

L'idée tout à fait géniale de David Pyle me pousse à lui consacrer un petit post sur ce qu'il a lui-même rédigé suite au paroxysme. C'est aussi l'occasion de voir un peu quels sont les méthodes employées par les volcanologues.

La méthodologie

Un dépôt de cendres est rarement circulaire pour la simple raison que le vent pousse toujours les cendres dans une direction particulière. De fait le dépôt vu de dessus est une ellipse.
Après une éruption les volcanologues tentent, lorsqu'ils le peuvent, de mesurer l'épaisseur du dépôt dans le plus d'endroits possibles, à côté et loin du volcan. Ils reportent ensuite ces mesures sur une carte pour les géolocaliser. LE top étant de le faire avant que l'érosion n'enlève trop de dépôt.
Une fois ce travail fait ils rejoignent par des lignes les points de même épaisseur. Elles sont appelées "courbes isopaques" et sont un peu le pendant des courbes topographiques (dites "courbes isohypses"), de la carte topo.

De cette manière on dessine l'isopaque 10 cm, le 5cm, le 1 cm, 1mm etc. ce qui donne une "image" du dépôt, comme celle ci-dessous.

Courbes isopaques du dépôt des cendres de l'éruption du Cerro Negro (Nicaragua, 1995). Image: Markus Kesseler, sur une carte de Britain Hill

Une fois ces isopaques tracées sur une carte on mesure la surface occupée par chacune d'entre elles. Cette étape est essentielle car, dans son article de 1989, David Pyle a pu mettre en évidence qu'il y a
une relation de proportionnalité entre :
*le logarithme népérien (Ln) de l'épaisseur et
* la racine carrée de la surface qu'elle occupe
Pas d'inquiétude: je n'irais pas plus dans le détail mathématique, ce n'est pas l'objectif.

Cela veut simplement dire qu'on si l'on place sur un graphique le logarithme népérien de l'épaisseur (Ln[épaisseur] sur l'axe y ) et la racine carrée de la surface (√[surface], sur l'axe x) on obtient une droite, ce qui est particulièrement interessant, j'y reviens tout de suite.

Pour le dépôt du paroxysme du Kelud, David Pyle a eu l'idée géniale d'utiliser les images produites à foison par les réseaux sociaux dans les zones impactées par les chutes de cendres. Après avoir fait une sélection de celles qui à la fois lui permettaient d'estimer l'épaisseur et de connaitre la position (géolocaliser) la photo, il a pu retracer 3 isopaques grossières (environ 1mm, environ 1cm et environ 5cm) au feutre sur une carte de l'île de Java. 

Isopaques approximatives du dépôts du Kelut (Kelud) par David Pyle
Les isopaques approximatives (courbes vertes) 1mm, 1 cm et 5cm du dépôt du Kelut(d) du 13 février. Image: David Pyle
Grâce à l'échelle de la carte il peut déterminer la surface, en m² ou km²** de chacune des trois isopaques, en l’occurrence:
- 5cm (0.05 m) ~ 4000 km²
- 1cm (0.01 m)~ 25000 km²
- 1mm (0.001m) ~ 80000 km²

Pour appliquer la méthode que D.Pyle à mise au point en 1989, il faut calculer la racine carrée de chaque surface, soit:
√4000=63.24
√25000=158
√80000=283

Pour représenter graphiquement l'épaisseur on a le choix entre deux méthodes graphiques qui reviennent au même:
- soit on prend les valeurs normales des épaisseurs et on les affiche sur une échelle logarithmique (ce qu'à fait D.Pyle: sur le graphe ci-dessous, son axe y est logarithmique)
- soit on calcul les logarithmes des épaisseurs (avec une calculette) et on les affichent lsur une échelle normale (ce que j'avais appris à la fac).

Par sa méthode, David Pyle a pu tracer le graph suivant, sur lequel j'ai juste ajouté les valeurs que je précise dans le texte pour que vous puissiez plus facilement faire le lien entre graphe et texte.

Relation entre epaisseur d'un dépôt de cendres et sa surface, exemple du volcan Kelut (Kelud) par David Pyle
Le graphique qui permet de montrer la relation entre épaisseur ("Thickness") sur l'axe vertical, logarithmique, et la racine carrée ("square root") de la surface sur l'axe horizontal. Image: David M Pyle, 2014


Vous constatez que l'on obtient une droite. Et ça, c'est magique parce que, dès lors on peut extrapoler la droite, c'est-à-dire prolonger son tracé sans avoir besoin de mesures.
Pourquoi c'est important de s'amuser à extrapôler? Parce que David Pyle a mis en évidence que le volume de cendres qui constitue le dépôt peut se calcul grâce à la valeur de l'épaisseur de cendres au niveau de l'évent éruptif, appelée T0 ("thickness at 0 m of the vent" soit "épaisseur à 0 mètre du volcan") et d'un paramètre nommé k qui exprime la régularité avec laquelle l'épaisseur du dépôt diminue au fur et à mesure qu'on s'éloigne du volcan.

La formule élaborée par D.Pyle est V(olume)=2T0/k².

Graphiquement il a déterminé que T0=0.17m (17 cm environ) et que k=-0.018 Km-1 (Si ça vous intéresse je vous ais mis le détail de la démarche sur un graphique ci-dessous pour savoir comment on arrive à ces deux valeurs).

Le volume calculé est d'environ 1km3. Sauf que ce volume est un mélange de particules de cendres fraîches, d'air (entre les cendres) et de particules faites de lave ancienne. C'est donc un volume "expansé et pollué".
Pour avoir une estimation du volume de lave fraîche émise il faut enlever l'air et les particules étrangères du dépôt.

David Pyle, à force de travailler sur les cendres, donne en première estimation que la densité d'un tel dépôt est comprise entre 500 et 800 g par cm² (0.5 à 0.8 tonnes par m3). La plupart des laves du Kelut(d) sont des andésites ou andésites basiques dont la densité est comprise entre 2.5 et 2.8 (2.5 à 2.8 tonnes par m3).

Quand on "dégonfle le dépôt", qu'on le vide de son air, le volume de lave émise tombe à 0.2 ou 0.3 km3 (ça change en fonction de la densité que l'on choisi pour le dépôt et pour le magma). C'est ce que les volcanologues appellent le volume DRE (Dense Rock Equivalent). Il permet d'estimer la masse de lave émise pendant l'éruption, paramètre important car il permet le calcul de la magnitude de l'éruption (qui n'est pas le VEI) via la formule:

magnitude= log(masse de lave, en kg) -7.

D.Pyle tombe sur une valeur d'environ 4.8 pour la magnitude de cette éruption et la compare avec la très violente éruption que le Kelut(d) a produit en 1990, dont la magnitude a été estimée à 4.2 environ.

Mais attention: David Pyle précise que tout cela n'est qu'une estimation visant à donner un ordre de grandeur de l'éruption notamment pour pouvoir ensuite la comparer à d'autres. C'est un excellent travail de pédagogie à l’attention des étudiants en volcanologie, d'autant plus qu'il permet l'exploitation utile des réseaux sociaux, ce qui est suffisamment rare pour être noté.

Pour affiner le calcul il faudra que les volcanologues puissent travailler sur chacun des paramètres rappelés par D. Pyle dans cet exercice:

- mesurer précisément l'épaisseur des dépôts dans le plus d'endroits possible pour affiner la carte des isopaques. Dans l'idéal il faut tenter de le faire avant que la pluie ne les érode trop  et éviter d'étaler la mesure de l'épaisseur sur plusieurs années. En effet le dépôt se tasse avec temps et les épaisseurs mesurées juste après l'éruption ne peuvent pas être comparées à celles effectuées 10 ans plus tard.
- corriger, une fois les isopaques affinées, l'estimation de la surface que chacune d'entre elle occupe.
- analyser les échantillons collectés pour 
             * déterminer la composition du magma qui a été émis pour avoir sa densité précise
             * estimer le volume de lave ancienne qui "pollue" le dépôt
          * le volume d'air a enlever pour calculer au plus juste le volume "réèl" (DRE) émis, puis la masse, donc la magnitude.

En tout cas David Pyle a utilisé le foisonnement d'images et de données issues des réseaux sociaux d'une manière tout à fait originale et, surtout, utile. La démarche ci-dessus est une exercice que l'on apprend à faire à la fac et c'est dans cet état d'esprit que D.Pyle l'a produit. C'est un exemple de science réactive (et récréative pour celles et ceux qui aiment les maths).

Je remercie D.Pyle de m'avoir autorisé à reproduire ici sa démarche, avec ses illustrations.

Comme promis, le graphique "fait maison" qui détail la démarche de D.Pyle et permet notamment de retrouver T0 et la pente de la droite (paramètre k).

Comment trouver T0 et k grâce à la droite déduite des isopaques?



* Pyle, D.M. 1989. "The thickness, volume and grainsize of tephra fall deposits". Bulletin of Volcanology 51: 1-15

** au choix, l'important c'est de garder la cohérence dans les unités tout au long de la démarche. Si on bosse en km², c'est que toutes les distances sont en km, et tous les volumes en km3 par exemple.

2 commentaires:

  1. Merci pour vos explications très claires. On les apprécie d'autant plus qu'on était sur le dome de lave du Kelud en septembre 2013 et qu'on était sur le Cerro Negro (Nicaragua) la semaine passée. On se réjouit de lire vos prochaines explications.

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    1. Bonjour. Merci pour votre retour positif, ça fait plaisir surtout que ce type de post est toujours un peu technique. Si vous étiez sur le Kelut il y a quelques mois, voyez le post que je viens de mettre en ligne: ça va vous faire un choc :-).

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