31 janvier 2014

Eruptions sous-marines: repérer les "boooom" grâce aux blooms?

S'il y a un domaine du volcanisme que l'on ne connaît pour ainsi dire pas, c'est toute l'activité qui se déroule dans les océans. Alors même que 70% de la surface du globe, sous-marine, est constituée de roche volcanique (qui est donc la famille de roches de surface quasiment la plus abondante, avec les roches sédimentaires), il est aujourd'hui impossible de quantifier, ne serait-ce qu'à minima, l'activité volcanique qui s'y déroule. Et puis il ne faut pas oublier que le
milieu océanique est aujourd'hui moins connu que la surface de la lune!
Combien d'éruption se déclenchent chaque année, et à quelle fréquence sur chaque volcan? Quel volume de magma? Comment se déroulent les éruptions, quels sont les points communs et les différences avec les éruptions aériennes? Toutes ces questions n'ont pour l'instant pas toutes les réponses.

Et pour cause: au delà de plusieurs centaines de mètres de profondeur, seules les éruptions les plus violentes (donc les moins fréquentes) peuvent se manifester en surface. Et ne parlons pas des éruptions qui se déroulent à plusieurs milliers de mètres: là il faut compter sur la chance pour les repérer. L'indice le plus parlant de cette méconnaissance est peut-être le grand nombre de volcans sans nom présents dans la base de données du Global Volcanism Program (68 à ce jour dont 54 sous-marins).

Localisation des volcans sans nom du Global Volcanism Program
Localisation des volcans sans nom répertoriés au Global Volcanism Program. La plupart sont sous-marins. Image: Culture Volcan
Ce que l'on sait de ce volcanisme se résume en quelques points:
- les éruptions sont essentiellement effusives (coulées)
- la majorité des laves sont de type basalte, bien qu'il existe d'autres types de roches volcaniques.
- les éruptions se localisent en majorité au niveau des dorsales médio-océaniques et sur quelques volcans sous-marins au niveau de zones de subduction.
- la morphologie plus ou moins précise de certains de ces volcans commence à être connue. Toutefois cela reste l'apanage d'un nombre très limité d'édifices, qui ont fait l'objet de relevés bathymétriques* de pointe.

Il y a un peu plus d'un an, une équipe de chercheurs (Rotella et al) avait produit une avancée significative dans la compréhension de certaines éruptions sous-marines particulièrement violentes, responsables de la présence d'immenses radeaux de ponces. Ces éruptions, dites "Tangaroaïennes", sont un équivalent des éruptions aériennes dites "pliniennes" mais le milieu sous-marin leur confère des spécificités en terme de dynamisme éruptif et de dépôts. La très haute pression du milieu marin, par exemple, atténue la puissance des explosions en freinant l'expansion des bulles de gaz contenues dans les magmas. D'autres chercheurs ont découvert qu'il y avait un impact positif sur la vie marine: les radeaux de ponces peuvent, entre autres, se révéler d'importants vecteurs de dispersion de la biodiversité.

Le radeau de ponces du Havre Seamount, en juillet 2012. Image:NASA Earth Observatory, via Eruptions

Le problème c'est qu'on ne sait pas aujourd'hui repérer ces événements. Les éruptions les plus modestes en particulier passent totalement inaperçues: les fluides libérés sont dissouts dans l'eau puis dispersés par les courants bien avant avoir pu atteindre la surface. Parfois des capteurs acoustiques ou sismiques, situés à quelques centaines de kilomètres d'un édifice connu ou non, détectent des signaux anormaux, que l'on attribue à une éruption. D'autres fois encore, l'eau se met à bouillir au moment où un navire croise dans les environs, permettant d'avoir quelques informations, souvent très partielles. D'autres fois encore c'est en repérant, par hasard, un grand radeau de pierre ponces sur des images satellites que l'on se dit "tient, il a dû se passer quelque chose...quelque part". Rarement, on peut en retrouver l'origine, comme l'ont fait Erik Klemetti (Denison University) et Robert Simmon (NASA) en août 2012 pour une éruption du volcan sous-marin Havre Seamount (Tonga-Kermadec). Mais selon des biologistes emportés par les professeurs R.T. O'Malley et M.Behrenfeld (Oregon State University), une solution originale pourrait émerger en utilisant la vie marine, en particulier le phytoplancton (organismes du règne végétal), comme marqueur de ces éruptions invisibles à l'oeil nu.

Bloom phytoplanctonique au lac Erie, en septembre 2009. Image: Tom Archer

Le principe est finalement assez simple: pour se développer, les algues ont besoin de nourriture: les nutriments. Mais il faut tout de suite se sortir de la tête que ces aliments minéraux sont répartis de manière homogène dans les océans: seuls certains sites en sont pourvus en bonne quantité, et permettent donc aux organismes phytoplanctoniques de prospérer.
Les éléments minéraux ont en effet tendance à sédimenter au fond des océans, là où la lumière du soleil est inexistante: l'endroit est dont plus riche en nourriture que la surface, mais est inexploitable car la plupart des organismes vivants ont besoin de l'énergie solaire pour utiliser cette nourriture.
Pour que ces nutriments remontent et deviennent accessibles aux organismes, il faut des courants ascendants, appelés "upwellings", qui ne se forment que dans certaines situations :
- à proximité d'un relief sous-marin: le courant qui parcours les fonds océaniques, chargé en nutriments, est alors obligé de remonter pour passer le relief. C'est le cas à proximité des archipels.
-  le long de certaines côtes lorsqu'un vent venant de terre souffle: le courant de surface, qui part vers le large, est alors remplacé par une remontée d'eau d'origine plus profonde, riche en nutriments.
- et enfin, idée toute nouvelle, lorsqu'une éruption volcanique sous-marine se produit. En effet l'ascension d'un "panache" éruptif  est susceptible de créer un courant suffisant pour faire remonter avec lui ces eaux benthiques*, chargées de nourriture. Il est aussi possible qu'une partie des éléments libérés par l'éruption serve directement de nutriments, mais cela reste à étudier.

Principe d'une remontée d’eau profonde (upwelling) lié à un vent soufflant de terre. Image : scuba-tutor.com

Dans tous les cas de figures, un tel apport en nourriture est immédiatement suivi par une explosion de vie, le phytoplancton trouvant pour un temps limité assez d'énergie (soleil) et de nourriture pour se multiplier. C'est ce que les biologistes appèlent un "bloom". En un temps record ces organismes produisent d'immenses nappes, qui peuvent couvrir des milliers de kilomètres-carrés, dérivant au gré des courants.

Bloom de Coccolithophores au large de la Bretagne, juin 2004. Image: MODIS/NASA, via Wikimedia Commons


L'idée développée par ces chercheurs est d'utiliser l'imagerie satellitaire pour repérer ces blooms et tenter de faire le tri entre ceux qui ont un origine "classique" (prolifération normale de phytoplancton) et ceux qui sont associés à des éruptions sous-marines. Par ailleurs il leur faut être capable de séparer, dans les informations satellitaires, les données qui sont dûes à la présence de fluides et particules volcaniques en suspension dans l'eau, de celles qui caractérisent la présence du phytoplancton. Car faire la distinction n'est pas toujours chose aisée.

Lequel est un bloom, lequel est un boom? Images: Nasa Earth Observatory

Les blooms sont assez faciles a repérer depuis l'espace en utilisant certaines longueurs d'onde qui mettent en évidence la chlorophylle que les organismes contiennent. Cette molécule, présente chez beaucoup d'espèces végétales marines ou terrestres, est en effet un filtre très efficace qui absorbe certaines longueurs d'ondes (les plus utiles pour la plante) mais renvoie celles qui sont inutiles.
A titre d'exemple: dans le domaine des longueurs d'onde (les "couleurs" si vous préférez) visibles, la chlorophylle rejette le vert, ce qui explique la teinte de la plupart des plantes que l'on connait.

L'exploitation de ce filtre naturel dans un objectif de surveillance volcanique se base donc sur l'hypothèse que chaque événement volcanique sous-marin pourrait être suivi quelques temps après
d'un bloom. Pour tester cette hypothèse les chercheurs ont repris une importante quantité de données satellites produites par les capteurs SeaWIFS (Sea-Viewing Wide Field-of-View Sensor), lancé en 1997 à bord du satellite OrbView-2, et  MODIS (module AQUA), lancé en 2002, qui a permis de prendre le relai du premier, arrêté en 2007.

Ces deux instruments spatiaux ont permis d'y faire un suivi assez fin de la production de chlorophylle. Les biologiste ont entre autre surveillé deux données: la concentration en chlorophylle, qui peut être mesurée à travers les données satellites récoltées, et la rétrodiffusion (la lumière renvoyée) des particules en suspension dans l'eau.
Ces deux informations ne montrent pas exactement la même chose car, en cas d'éruption volcanique, beaucoup de particules sont injectées dans l'eau, ce qui augmente la rétrodiffusion mais pas la quantité de chlorophylle. En les passant à la moulinette d'un certain nombre d'outils mathématiques (domaine des probabilités) il a ainsi été possible aux chercheurs de mettre au point un indice, appelé IMI (Improbabilty Mapping Index), sorte d'échelle qui prend en compte ces deux informations simultanément et permet la mise en évidence, dans les données satellites, des moments et des endroits où des blooms suspects se sont produits.

Pour mettre au point l' IMI ils ont utilisé des données décrivant 5 situations connues, en l'occurence des éruptions volcaniques sous-marines bien décrites: les éruptions du Kick'em Jenny (Caraïbes,  2001), d'un volcan sans nom des Tonga (éruption en 2001), du Home Reef (éruption de 2006), de l'Ahyi (Archipel des Mariannes, éruption en 2001) et du Monowaï (éruption en 2002).

La résultat est visiblement plutôt encourageant car les données montrent bien un pic d'activité biologique quelques jours après les phases éruptives de ces 5 volcans. Les résultats sont très marqués pour les éruptions qui se sont déroulées dans les profondeurs les moins importantes.

La barre rouge verticale marquée "Onset" montre le pic d'activité volcanique. On voit que les courbes caractérisant l'activité biologique font aussi un pic quelques temps plus tard. Image: R.T.O-Malley et al, 2013

Pour les auteurs, la méthode est intéressante et a un gros potentiel de développement (qu'ils disent ou pensent le contraire serait étrange) mais ils reconnaissent qu'elle doit être améliorée pour parer à d'éventuelles erreurs d’interprétation, des "faux positifs", mais aussi de cartographier de manière plus fine les éruptions qui ont une origine moins superficielle.
Quoi qu'il en soit je trouve positivement étonnant l'idée d'utiliser la prolifération de la vie pour surveiller les volcans: voilà qui casse bien des idées reçues.



Source: R.T.O'Malley et al,  2013 :"Improbability mapping: a metric for satellite-detection of submarine volcanic eruptions"

La carte de localisation a été réalisée grâce au programme de SIG Generic Mapping Tools et les données du Global Volcanism Program
*: du grec benthos: "profondeur"

2 commentaires:

  1. Article complet et très intéressant ! C'est vraiment bien trouvé de la part des chercheurs, et ça permettra surement de détecter plus facilement les éruption d'importance moyenne ou en faible profondeur.
    Après, je parie que cette technique a des limites : une éruption de faible ampleur et à une assez grande profondeur n'aura pas un assez grand impact sur la colonne d'eau pour provoquer un bloom en surface ...
    Merci pour cet article en tout cas

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    1. Tout à fait et le meilleur exemple est l'activité des dorsales, qui ne provoque pas de blooms particuliers. Cette technique n'est bien sûr pas parfaite (comme toute méthode indirecte) mais elle participe à combler un vide qui est celui de la connaissance du fonctionnement des fonds marins. Elle permettra peut-être d'avoir une idée plus juste de la fréquence des éruptions, de leurs intensité, voire même de localiser des édifices inconnus grâce à leurs éruptions.

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