29 mars 2015

Le complexe volcanique de Compton-Belkovitch: trace d'un volcanisme lunaire unique

A la fin des années 90 l'un des instruments embarqué à bord du satellite Lunar Prospector détecte à la surface de la lune une zone qui produit une forte quantité de rayonnements. Une fois analysées ces données indiquent qu'ils proviennent d'une concentration anormale en Thorium 232*, un élément radioactif assez rare. Et "concentration anormale" est un doux euphémisme: les valeurs calculées donnent 5.3 microgrammes par gramme (µg/g) de roche, alors que la surface de la lune possède une
concentration qui varie entre 0 et 2 µg/g. A titre de comparaison la Terre a une concentration moyenne de 0.06 µg/g, soit 88 fois moins. Or l'analyse de cette anomalie vient de permettre à une équipe de chercheurs de trouver une caractéristique unique jusqu'à présent sur la lune.

Généralités

Le site se trouve entre les cratères Belkovitch et Compton, assez hauts dans l'hémisphère nord de la face cachée de la lune : lors de sa découverte il prend naturellement le nom d'"Anomalie en Thorium de Compton-Belkovitch". 

Localisation de l'anomalie en Thorium de Compton-Belkovitch. Image: NASA/GSFC/ASU/WUSTL, processing by B. Jolliff - NASA/WUSTL/ Wikipedia

Évidemment sa concentration en Thorium a de quoi surprendre et des recherches plus poussées sont donc réalisées, encore actuellement, grâce à toute une batterie d'instruments embarqués sur divers satellites. D'abord les chercheurs découvrent que la zone est volcanique et l’appellent alors Complexe Volcanique de Compton-Belkovitch (Compton-Belkovitch Volcanic Complex, ou CBVC pour la suite). Que la surface de la lune soit marquée par le volcanisme, on le sait depuis longtemps, des basaltes ayant été échantillonnés par les différentes missions qui s'y sont posées. Sauf que tout ce que les chercheurs trouvent indique qu'il est constitué de roches bien plus riches en silice que les basaltes lunaires, si abondants sur notre satellite. Ce type de lave est dite "différenciée" en volcanologie/magmatologie et, sur la lune, seule une poignée de sites volcaniques possèdent ce types de roches. Ils sont tous regroupés dans une vaste zone appelée "Procellarum KREEP Terrane"...tous, sauf le CBVC.

La morphologie de ce complexe évoque déjà cette particularité: là où les pentes des volcans lunaires sont de l'ordre de 7°, le complexe affiche des pentes à 25° à certains endroits. Les géologues pensent alors à la présence lave plus riches en silice et donc plus visqueuses que les basaltes. La zone fait 25x35 km environ et se présente sous la forme d'un bombement situé au fond d'une dépression: en moyenne la surface de la zone bombée se trouve 1600m sous le niveau des terrains environnants. Elle est complexe, faite de cratères et de dômes dont le diamètre peut aller de 500m à plusieurs kilomètres à la base. Son sommet présente une sorte de bassin circulaire interprété comme une sorte de caldera, une zone affaissée qui aurait résulté d'une vidange latérale de magma. Enfin le rayonnement produit par la désintégration du Thorium est comparable à celui produite par les fragments de granites et autres roches différenciées rapportées par les missions Apollo ce qui va de le sens de la présence de ce type de laves sur le site.
L'âge du volcanisme n'est pas connu avec précision mais sur la base de la densité en cratères d'impacts un chiffre de 3 milliards d'années environ a été avancé.


Fonctionnement supposé du complexe volcanique

La topographie fine de la zone volcanique fut d'abord effectuée grâce au LOLA (Lunar Orbiter Laser Altimeter) et sert depuis dans toutes les études concernant le CBVC. En 2011 une équipe emmenée par B. L. Jolliff avait étayé l'hypothèse que l'origine du magmatisme ayant donné naissance au CBVC était profonde. En effet aucun cratère d'impact proche de l'endroit, même les plus grands, n'avait excavé de roches similaires à celle du massif, notamment aussi riche en Thorium. Or ces impacts ne retouchent que la couche de poussière appelée Régolite, voire la croûte lunaire, faite d'anorthosite (une roche riche en un minéral appelé Anorthose). Or c'est dans une couche encore plus profonde, appelée KREEP que se trouve le Thorium. 
Analysant la topographie réalisée grâce au LOLA ils constatent que les zones où les morphologies volcaniques sont les plus claires, et où les pentes sont les plus fortes, s'organise autour de la zone considéré être une caldera. Enfin pour eux il ne semble pas possible que du magma déjà différencié, et donc visqueux, ait eu la capacité de remonter déjà formé directement à la surface: même si leur source est profonde, les laves différenciées doivent donc se former près de la surface.

Ils élaborent alors un modèle dans lequel du magma basaltique est produit en profondeur, dans le KREEP. C'est elle qui, au cours de sa formation, au tout début de l'histoire de la Lune, a concentré le Thorium. Du fait de la radioactivité de cet élément la KREEP est plus chaude: pour cette raison elle est suspectée d'être la source d'une partie du volcanisme lunaire. Du basalte est ainsi formé et, parce qu'il est moins dense que la KREEP, il remonte vers la surface. 
Moins dense que la KREEP oui, mais plus que les roches qui constituent la partie superficielle de la Lune, en particulier le régolite (un peu l'équivalent de nos sédiments terrestres mais dont l'origine n'a rien de comparable). Incapable de finir sa course le magma reste coincé sous le régolite sans pouvoir faire entièrement éruption et forme une importante poche. Le régolite n'étant finalement qu'un amas de poussières et de fragments, il se déforme facilement sous l'effet de l'intrusion de cette masse de magma et donne la topographie générale du massif, sorte de vaste bombement.
Par la suite des fuites de magma se produisent à partir de la poche principale.

Hypothèse sur la formation de complexe volcanique de Compton-Belkovitch. Image: B. L. Jolliff et al, 2011

Les premières éruptions libèrent des laves plutôt fluides mais avec le temps le magma, à l'abri d'un refroidissement trop rapide, protégé par la couverture de régolite, se différencie et donne des laves plus riches en silice. Leur éruption forme des dômes de tailles diverses, dont la présence a été observée grâce aux cameras du Lunar Reconnaissance Orbiter Camera.


Les dômes, structures supposées être d'origine volcanique. Image: B. L. Jolliff1 et al, 2011
Cette hypothèse permet aussi d’expliquer l'anormale richesse en Thorium du massif. En effet lorsqu'un magma refroidit il cristallise. Les éléments chimiques (atomes) présents vont, en fonction de la température et de la pression,se combiner pour donner des espèces minérales particulières qui sont définies par l'agencement géométriques de leurs atomes. Ces derniers sont plus ou moins fortement liés et forment des "cages" appelées "mailles". J'emploie volontairement l'image de la cage car c'est un peu le rôle qu'ont les mailles: en fonction de leur taille elle peuvent piéger ou non certains atomes qui n'entrent pas dans directement dans la composition du minéral mais qui se trouvent aussi dans le magma. Pendant son refroidissement, et donc la formation des cristaux, les atomes piégés, généralement de petite taille, sont isolés du magma résiduel, alors que les gros atomes, incapables d'entrer dans les "cages", se concentrent dans le magma résiduel. Vous l'aurez deviné: le Thorium est un très gros atome, qui se concentre dans les magmas de plus en plus différenciés car il ne rentre dans presque aucune cage. Sur Terre ce phénomène est observé avec de nombreux éléments, dont l'Uranium par exemple, concentré dans le granite, qui est un magma très différencié. Ces éléments qui ne se laissent pas prendre au piège sont appelés "incompatibles" par les géologues, en particuliers les géochimistes, qui les étudient et s'en servent comme d'un outils dans de nombreuses recherches.
Voilà donc expliquée la concentration en Thorium.


Les nouveautés de 2015

On l'a vu: un faisceau de données convergentes trouvées depuis la fin des années 90 a permis à plusieurs équipes de chercheurs:
- de déterminer la nature volcanique du massif de Compton-Belkovitch
- de déterminer la composition du magma émis, riche en silice et très concentré en Thorium
- de mettre au point un schéma sur le mécanisme de formation de ce complexe, qui explique ses différentes particularités

Mais les recherches continuent et deux nouveaux résultats, dévoilé lors de la Lunar and Planetary Science Conference (The Woodlands, Texas) viennent corroborer ce modèle en construction.

Le premier est la conclusion d'une étude sur les caractéristiques de la gravité au niveau du CBVC. L'équipe de J. C. Jansen, se basant sur les données récoltées grâce à la mission GRAIL (Gravity Recovery and Interior Laboratory) de la NASA montrent que le champ de gravité a des caractéristiques particulières qui peuvent s'expliquer par une perte de porosité induite par un recuit des roches de la croûte et du Régolite! Ce phénomène de recuit est courant dans le volcanisme terrestre, par exemple visible sous les coulées de lave qui recouvrent un sol et cuisent les argiles. Leur modèle indique qu'avec une baisse de la porosité de 6% seulement, le terrain en surface peut s'affaisser de 1700m. Or souvenez vous que le bombement se trouve 1600m sous les terrains avoisinants: voilà peut-être une explication.
Par ailleurs le champ de gravité est légèrement plus important au niveau de CBVC, ce qui peut s'expliquer par la présence d'une masse de roches plus denses en profondeur: il pourrait s'agir de la présence de la chambre magmatique située à plus de 30 km de profondeur décrite sur le schéma montré plus haut.

Le résultat de la seconde étude est, pour moi, plus extraordinaire encore: l'activité volcanique sur le CBVC a visiblement été violemment explosive. C'est ce que supposent les résultats présentés par l'équipe de J.T. Wilson lors de la Lunar and Planetary Science Conference. Ils ont traité les données produites par un détecteur de rayons gamma, issus de la radioactivité du Thorium, le Lunar Prospector Gamma Ray Spectrometer. Ils ont découvert que l'anomalie en Thorium est en réalité beaucoup plus étendue que ce qui avait initialement détecté. Si le cœur de l'anomalie, qui rayonne le plus fort, mesure 25x35 km environ, la nouvelle équipe a pu mettre en évidence que des concentrations anormalement élevées s'étendent aussi loin vers l'est, jusqu'à plus de 300 km de distance.

Extension de la zone riche en Thorium. La partie rouge est celle découvert à la fin des années 90, où la concentration en Thorium est la plus forte. Image: J.T. Wilson et al, 2015
Ils interprètent cette zone comme un dépôt lié à une activité explosive puissante, phénomène compatible avec la présence de laves différenciées. Par "activité explosive" il ne faut pas entendre une explosion ou une éruption en particulier, mais une ou plusieurs éruptions qui, en accumulant à chaque fois un peu plus de cendres riches en Thorium, on pu finir par créer cette vaste zone. Les chercheurs ont tenté d'expliquer cette particularité avec d'autres phénomènes mais ils sont arrivés à la conclusion qu'aucun ne permettait mieux qu'une activité éruptive explosive assez puissante d'expliquer cette caractéristique de la surface lunaire.
Si elle s'avère juste alors il est clair que la compréhension du volcanisme lunaire vient de faire un grand pas et fait de Compton-Belkovitch Volcanism Complex un site pour l'heure unique sur la lune.

Sources:
"Evidence for Explosive Silicic Volcanism on the Moon from the Extended Distribution of  Thorium Near the Compton-Belkovitch Volcanic Complex", J.T. Wilson et al, 46ème Lunar and Planetary Science Conference (2015)

"The subsurface Structure of Compton-Belkovitch Thorium Anomaly as Reavealed  par GRAIL", J. C. Jansen et al, 46ème Lunar and Planetary Science Conference (2015)

"Compton-Belkovitch: Nonmare, Silicic  Volcanism on the Moon's Far Side", B.L.Joliff et al, 42ème Lunar and Planetary Science Conference (2011)

""Compton-Belkovitch: Nonmare, Silicic  Volcanism on the Moon's Far Side", B.L.Joliff et al, Meeting annuel du Lunar Exploration Analysis Group (2011)




* demie-vie: 14 milliards d'années, c'est-à-dire que la moitié d'une quantité donnée de Thorium (isotope 232, le seul naturel) met cette durée pour se désintégrer


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